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Les carnets du bourreau

Une plongée dans l'histoire judiciaire au temps de la Veuve... Voici des affaires criminelles, pour la plupart inédites, s'étant toutes soldées par des condamnations à mort.

Une série de carnets gris

Publié le 18 Février 2015 par Sylvain Larue in Exécution, Deibler, Alger, Années 1880, Algérie

Une série de carnets gris

 

Affaire Ciro Logerfo, Francesco Arcano, Gaëtano Mannino et Giuseppe Rousso,

Guyotville (Aïn Benian)

Cour d’assises d’Alger, 12 juillet 1885

 

Où va-t-il, Monsieur Gauci, par ce matin d’automne ? Aux champs, à l’usine, à la pêche ? Les détails manquent pour y répondre. Tout ce que l’histoire retiendra de lui, c’est que ce lundi, premier jour de décembre 1884, ce Maltais se trouve sur la route menant d’Alger à Guyotville, et qu’au lieu-dit « Le Grand-Rocher », à environ un kilomètre et demi du village, il fait une bien pénible découverte : un corps étendu de tout son long sur la chaussée.

 

 

A l’évidence, ce n’est pas un malheureux renversé par quelque charrette ou bien un mendiant poussé par la misère à mourir de faim aux abords de la voie ferrée ou sur le rivage de la Méditerranée… Il y a du sang partout, trop pour donner au témoin l’envie de s’attarder longuement et d’observer l’affreux spectacle plus en détail. Cependant, poussé par l’instinct, il ne peut s’empêcher de palper la dépouille afin de s’assurer de son trépas. Nulle respiration, certes, mais au toucher, le défunt est encore bien chaud. Prévenus dans la foulée, les gendarmes de Chéragas auront l’occasion de s’en rendre compte : chaleur corporelle, sang à peine coagulé, la mort ne remontait qu’à quelques minutes à peine quand Gauci est arrivé au « Grand-Rocher ». A quelques instants près, il aurait pu croiser la route de l’assassin. Un homme culotté, quand même : même si le lieu est assez désert, y commettre un meurtre à onze heures trente du matin, ce n’est pas si fréquent !

La victime est vite identifiée : Salomon Melkiesse, 22 ans, était un colporteur connu dans les environs. Crime crapuleux, sans le moindre doute possible. Un marchand ambulant, ça a toujours un peu d’argent sur soi, d’autant que Melkiesse était Juif… Les stéréotypes ont bon dos… Les premiers éléments de l’enquête laissent penser que c’est un crime d’autochtone, car le défunt, outre une plaie béante au côté gauche qui a transpercé le poumon, a eu la gorge tranchée… On l’a pour ainsi dire décapité. L’égorgement est une marque de fabrique assez commune dans les crimes commis par les Arabes… Mais il serait un peu hâtif d’accuser quiconque, et pour l’heure, il n’y a aucun témoin, aucune trace compromettante.

La semaine se poursuit sans plus de résultat quand enfin, une jeune femme se présente au maire de Guyotville, M. Galland. Rose Maria a-t-elle eu peur de dénoncer ? Isolée dans la campagne, vient-elle juste d’apprendre qu’un crime a eu lieu ? Mais elle détient une information des plus intéressantes. Le 1er décembre, elle et son troupeau n’étaient pas si loin du Grand-Rocher, et elle a vu, vers onze heures, trois hommes emprunter en vitesse un chemin escarpé, à flanc de montagne. Or, dans les parages, il n’y a pas grand-chose, sinon une maison délabrée qui sert d’abri à un groupe d’Italiens.

Comme les pistes manquent, on ne laisse rien au hasard, et dans la journée, sous le commandement du brigadier Moulin, une première perquisition a lieu, sous les regards inquiets et mécontents des quatre occupants. Très vite, on fait une première découverte : plusieurs vêtements, fraîchement nettoyés. La lessive n’est pourtant pas une chose fréquente pour les habits de ces pauvres ouvriers agricoles, et la coïncidence un peu grosse pour être honnête. Dans une pièce, sous un gros tas de mandarines, qui servent tant à la vente qu’à la consommation, les policiers récupèrent deux couteaux à lame fixe… Curieuse cachette ! Et ce n’est pas tout : dans un petit gourbi accolé à la maison principale, qui sert de bauge à un cochon solitaire, les gendarmes récupèrent un revolver et un stylet… habilement planqués sur une solive du toit. Enfin, dans une chambre, à l’intérieur d’une malle, c’est un portefeuille que les policiers découvrent. Aucun nom ne permet, au fond, d’affirmer qu’il s’agit du bien de feu Melkiesse, mais une des dix pièces de cinq francs porte encore une trace bien nette de sang… tout comme deux billets de vingt francs, planqués quant à eux entre les feuilles d’un livret, lui aussi dissimulé dans la malle du sieur Ciro Logerfo. L’homme tente de se justifier :

"Je suis ouvrier agricole… tout le monde sait que ceux qui travaillent la terre ont souvent les mains blessées. C’est ainsi que j’ai pu tacher cet argent."

Mais ses mains sont vierges de toute coupure, et ses explications embarrassées valent bien des aveux. Par précaution, les quatre Italiens sont arrêtés et conduits à la gendarmerie pour y être entendus. Aucun n’a l’intention de s’accuser, et d’un autre côté, ils ne cherchent aucunement à dissiper les soupçons envers leurs camarades .

"Arcano, à qui appartiennent les couteaux ?

"Je ne sais pas. Moi, je n’en ai pas.

"Et vos amis ?

"Ils doivent en avoir, mais je n’ai jamais fait attention…

"Et vous, Rousso ?

"J’en avais un, mais je l’ai perdu… Ca fait quelque temps déjà.

"A qui appartient le porc, Mannino ?

"C’est le mien.

"C’est donc vous qui avez caché le revolver sous le toit ?

"Ce n’est pas parce que c’est mon cochon que personne n’a le droit de rentrer dans le hangar !

"Logerfo, où avez-vous pris ce portefeuille ?

"Je n’ai jamais pris ce portefeuille.

"Il se trouvait pourtant dans vos affaires personnelles !

"Cela ne veut rien dire : chacun vient dans ma chambre ! N’importe qui aurait pu l’y mettre pour me perdre ! 

"Où vous trouviez-vous le 1er décembre à onze heures, Logerfo ?

"J’étais en chemin. J’avais rendez-vous pour du travail à onze heures et demie, à dix kilomètres de Guyotville.

"Et vous, Mannino ?

"Je suis resté à la maison. J’ai déjeuné dans la cour, et un passant m’a même vu !

"A vous, Arcano : où étiez-vous à la même heure ?

"Moi, j’étais avec Rousso, je jouais aux boules."

Leur transfert à la prison Barberousse d’Alger ne leur délie pas la langue pour autant… L’omerta va durer plus d’un mois, jusqu’au début du mois de janvier 1885. Mannino demande à voir le juge, et devant le magistrat, dénonce ses trois compagnons, révélant dans le détail les circonstances du crime telles qu’elles lui ont été rapportées. Bien entendu, en apprenant la trahison, Arcano, Logerfo et Rousso protestent avec véhémence : ce n’est qu’une manœuvre pour se disculper ! D’ailleurs, quelques jours après ces accusations, le procureur général reçoit une lettre bien mystérieuse. Son auteur, qui signe « Labarbara », affirme y être le meurtrier de Guyotville, et reconnaît avoir agi avec la complicité de… Gaëtano Mannino ! Le procureur n’est pas seul récipiendaire : la même lettre a été expédiée à un ministre, au consul d’Italie et à un journaliste d’Alger. A son tour, Mannino crie au complot : ne voit-on pas qu’il s’agit d’une basse vengeance ?

Pour la justice, difficile de faire la part des choses . Toujours pas de preuve flagrante ou d’aveu irréfutable : la petite chevrière ne peut être formelle quand à l’identité des trois hommes qu’elle a vus dans la montagne, car elle n’a distingué que leurs silhouettes, et pas leurs visages. Cependant, Arcano et Rousso semblent plus impliqués dans le meurtre que leurs camarades. Si des témoins ont bien confirmé qu’ils jouaient aux boules sur la place du village ce matin-là, ils sont formels : vers 11h10, ils ont déserté la partie sans même récupérer leurs boules, et s’ils sont bien revenus, ce n’était qu’à midi ! Ce trou dans leur emploi du temps, ni Arcano ni Rousso ne sont en mesure de l’expliquer… et quand vient l’heure du procès, cela ne va pas s’arranger.

Le 12 juillet 1885, le conseiller Zill des Iles, président de la cour d’assises d’Alger, déclare ouverts les débats. Après l’audition des quatre accusés, tout aussi peu loquaces que durant l’instruction, vient le moment des dépositions des témoins… et de toutes, la plus importante va être celle d’un dénommé Pons.

"Votre qualité ?

"Directeur des diligences de Guyotville.

"Racontez-nous ce qui s’est passé le 1er décembre de l’année passée.

"Eh bien, en début de matinée, je me suis rendu en voiture au Phare. On m’avait averti qu’un de nos chevaux était mort, et je me devais de le constater par moi-même. Ce fut assez rapide, et puis je suis revenu au village.

"A quelle heure êtes-vous arrivé à Guyotville ?

"Il était onze heures, onze heures et quart. Je ne puis être plus précis.

"Aviez-vous des passagers ?

"Oui. En chemin, je me suis arrêté deux fois : une fois pour prendre en charge, une pour laisser descendre.

"Et vous avez croisé en chemin M.Gauci, le premier témoin, inventeur du corps de la victime ?

"Oui. A environ 500 mètres du Grand-Rocher, il marchait dans la même direction que ma voiture.

"Un peu plus tard, vous avez vu Salomon Melkiesse.

"En effet. Il se trouvait aux abords du cimetière communal, il quittait le village et prenait la direction du Grand-Rocher.

"D’autres personnes étaient-elles présentes ?

"Son épouse, d’abord, puis à trente ou quarante pas de distance, j’ai remarqué un garçon d’une quinzaine d’années, et un homme.

"Les avez-vous identifiés ?

"Oui, monsieur le Président. Ils se trouvent dans le box. Ce sont ces hommes-là."

Et Pons désigne alors Francesco Arcano et Giuseppe Rousso.

"Vous certifiez qu’il s’agissait bien des inculpés Arcano et Rousso ?

"Oui, sur mon honneur !"

Par l’entremise de son avocat, Arcano s’emporte : lors de sa déposition, datée du 10 janvier, Pons n’a pas été aussi formel.

"Mon client dit que vous avez hésité à le reconnaître lors de votre confrontation, et ce n’est qu’incité par M. Galland que vous avez affirmé qu’il était bien l’inconnu que vous aviez vu suivant la victime !

"Absolument pas !

"Monsieur le Président, mon client dit que la scène a eu un témoin : l’interprète dépêché pour l’assister avec ses camarades."

Pareille accusation ne saurait laisser de place au doute. Le président ordonne donc l’audition de M. Donato, employé au greffe.

"Vous souvenez-vous de la confrontation entre le témoin Pons et l’inculpé Arcano, ci-présents ?

"Très bien, monsieur le président.

"Avez-vous eu l’impression que le témoin était incertain, hésitant dans ses propos ?

"Pas du tout."

Première tentative pour décrédibiliser l’accusation : échec. Mais ce n’est pas encore fini.

 

"Brigadier Moulin, au nom de l’accusé Logerfo, je dois poser cette question. Où étaient conservées les pièces de monnaie tachées de sang que vous aviez retrouvé dans le portefeuille ?

"Dans mon bureau.

"Ont-elles été examinées ?

"Oui, par M.Bordo, docteur en médecine.

"Où a eu lieu cette opération ?

"Dans mon bureau.

"Donc, ces pièces ne vous ont pas quitté.

"Non, monsieur.

"Mensonge, crie Logerfo. Ce n’est pas lui qui les a ramenées à la gendarmerie. Il les a remises à quelqu’un, en sortant de chez moi.

"C’est exact. Les pièces ont été confiées par mes soins à un des gendarmes qui m’accompagnait. C’est lui qui les a portées jusqu’à Chéragas.

"Non ! Non ! s’obstine Logerfo. Le brigadier a donné les pièces et les billets à une personne que je connais parfaitement.

"Quel est son nom ?

"Je ne sais pas. Il fait partie du conseil municipal. Je le reconnaîtrais entre mille ! Il est petit, avec une barbe blanche ! Je l’ai vu de mes yeux, je le jure !

"Accusé, calmez-vous ! Brigadier, qu’avez-vous à répondre ?


"Je crois, en effet, avoir confié les billets pendant un instant à l’adjoint au maire de Guyotville.

"Les billets seulement ?

"Oui.

"Mais pas les pièces.

"Non.

"Il ment ! Les pièces aussi ! Les billets étaient dessous, le porte-monnaie dessus !

"C’est une erreur !"

Une fois la déposition achevée, le président prie Moulin de quitter la barre… c’est alors que le brigadier, l’air contrarié, dit avoir encore une chose à dire.

"La Cour vous écoute. Parlez.

"Voilà. J’ai honte de me dédire de la sorte, mais en rassemblant mes souvenirs, je crois que Logerfo a bien raison. L’adjoint a eu en main, une dizaine de minutes, les billets et les pièces.

"Ah ! triomphe l’accusé ! Vous voyez que je disais la vérité ! J’ai toujours dit la vérité !"

La vérité, sans doute : mais cela n’explique pas la présence du sang sur les pièces, puisque ce détail a été signifié dès la perquisition, et non uniquement à la gendarmerie de Chéragas. Personne n’a donc souillé cet argent après qu’il eut été emporté par les enquêteurs, et ces simagrées n’ont pas grande valeur. Le président remercie donc le témoin pour sa probité, et l’audience peut continuer. Logerfo, loin de s’avouer vaincu, continue à nier que le sang ait pu être celui de Melkiesse.

"J’ai touché cet argent en salaire de M. Tarente, chez qui j’ai travaillé à cette époque. C’est sans doute le sien."

Mais le fermier Tarente a les mains propres, ce que confirme un de ses employés, Conte… Il n’est plus temps de ratiociner. L’avocat général du Moiron se lève et se montre sans pitié : Arcano, dont la présence est indiscutable, mérite la mort. Mais si Logerfo était absent de Guyotville ce matin-là, ce n’était pas pour le travail, loin de là… c’était qu’il était tapi dans la campagne, attendant sa proie. Pour lui aussi, l’échafaud s’impose. Rousso n’est pas moins coupable, au fond, mais il est mineur ; sa jeunesse le rend influençable, et donc , on ne peut le condamner comme un adulte. Quant à Mannino, rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’il ait été préalablement au courant des agissements de ses voisins, mais il n’a pas participé au crime.

Si cela facilite la tâche de Me Vandier, avocat de Mannino, la partie n’est pas gagnée pour Me Breussais, défenseur de Logerfo, ni pour Me Probst, qui parle à la fois pour Rousso et pour Arcano… Et au soir, le verdict est prononcé. Mannino, sans surprises, est acquitté. Rousso, en raison de son jeune âge, est condamné à la réclusion dans une maison de correction jusqu’à ses vingt ans.

"A la question « Existe-t-il des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé Logerfo, Ciro ? », il a été répondu Oui. A la question « Existe-t-il des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé Arcano, Francesco ? », il a été répondu Non."

Logerfo peut souffler : c’est le bagne, mais ça reste la vie. Arcano, lui, suivant l’article 12 du code pénal, aura la tête tranchée sur une place publique d’Alger.

 

 

Il reste cependant une possibilité de s’en sortir : la cassation. La chose est rare, mais vaut la peine d’être tentée. D’un commun accord, les avocats de la défense décident de mettre le doigt sur deux éléments : primo, le jury aurait été composé de façon irrégulière, secundo, on n’a pas requis l’interprète pour notifier aux inculpés le tirage au sort des jurés… Des arguments sans grande valeur, qui ne vont pas convaincre les juges de la cour de cassation. Le 06 août, ils rejettent le pourvoi… Désormais, entre Arcano et la mort, il n’y a que la décision présidentielle. Nous ne sommes pas à une époque où un déplacement Alger-Paris est envisageable, même pour sauver la tête d’un homme. Aussi, c’est uniquement sur la base de lettres et surtout de la décision du Conseil Supérieur de la Magistrature que le président de la République va faire son choix.

Le 02 septembre 1885, Jules Grévy à son bureau doit peser le pour et le contre : le pour, c’est la nationalité du condamné, un Italien… Or, le pays n’exécute plus. Laisser mourir un ressortissant, fut-il un criminel, ne serait-ce pas manquer de respect au voisin transalpin ? Le pour, c’est également les convictions personnelles du chef de l’Etat. Il le sait, on l’a surnommé « Papa Gratias », ce n’est pas pour rien… Mais à côté de ça, les rapports sont des plus sévères concernant Arcano, alors…

Le 06 septembre, le Parquet d’Alger est prévenu : la grâce est rejetée à son tour. Dans deux jours, Arcano va mourir. C’est le moment de convoquer le bourreau et ses aides…et parmi eux, un jeune homme qui attend de faire ses classes.

Depuis que l’Algérie est française, Alger dispose d’un exécuteur à domicile. C’est en 1843 que, pour la première fois, la guillotine a servi sur une place de la capitale. Désormais, les exécutions sont chose relativement commune, même si depuis quelques années – merci Monsieur Grévy – leur nombre a largement baissé. La dernière mise à mort remonte à treize mois et n’a pas été, à proprement parler, une réussite.

Depuis 1854, c’est Antoine Rasseneux, cordonnier de son état, qui préside aux supplices en Algérie, assisté par ses fils et par son adjoint Bornacini. Trente ans de loyaux services, entachés par une seule mise à mort : celle du 16 août 1884, à l’Alma, un village situé à quarante kilomètres d’Alger… Nous sommes encore à l’époque où on considère qu’il est sage de punir le criminel sur les lieux mêmes de son acte, ou du moins au plus près ! Si la mise à mort se déroule sans anicroches, on relève l’attitude scandaleuse de l’aide Bornacini, ivre mort ce matin-là, et qui va faire preuve d’une inutile cruauté en attachant serrés les poignets du condamné à l’en faire saigner !

Au lendemain du supplice, Bornacini est révoqué.

Quelques mois s’écoulent quand arrive une lettre de Paris. Elle est signée Louis Deibler, exécuteur en chef des arrêts criminels de France. Ce n’est pas un inconnu pour Antoine Rasseneux : Louis a été dans le temps son assistant, puis il est devenu son gendre quand il a épousé sa fille aînée, Zoé. Les relations entre les familles sont donc tout ce qu’il y a d’amicales.

Si Louis écrit à son beau-père, c’est qu’il rencontre un petit problème : voilà trois ans, il a emmené pour la première fois son fils unique, Anatole, 21 ans, à une exécution capitale. Le jeune homme n’a pas été plus enthousiaste que cela, mais il a fini par comprendre que devenir à son tour bourreau était inévitable, et que ce genre de profession ne s’apprend que par la pratique. Or, Louis ne dispose d’aucun poste vacant d’aide. Par hasard, est-ce que Rasseneux… ?

Ravi d’accueillir son petit-fils et de l’initier à la technique patibulaire, le vieux bourreau répond favorablement. Non, il n’a pas de place d’aide : qu’à cela ne tienne, il va en créer une. Il pose donc sa démission, laissant son fils Gustave prendre sa succession, et laissant ainsi une place vacante pour Anatole. C’est chose faite le 1er mars 1885. Six mois plus tard, Arcano va être son « vaccin ».

Le 07 septembre, le jeune exécuteur-adjoint quitte la maison de ses aïeux, 27, rampe Valée, et jette un œil à la prison Barberousse voisine. Demain, à l’aube, sur un terrain tout proche, il devra se saisir d’un homme, qu’il ne connait pas et qui ne lui a rien fait, pour l’expédier de vie à trépas sous un couteau d’une cinquantaine de kilos… La pensée seule a quelque chose de dérangeant et de fascinant à la fois. Mais pas question de reculer. Fils et petit-fils d’exécuteurs, Anatole n’a plus l’intention de retarder l’inévitable. Et fidèle aux traditions de ses prédécesseurs, qui conservaient une trace écrite de leurs « pratiques », il va agir de même. Il se rend donc chez un papetier de la ville et fait l’acquisition d’une quinzaine de carnets reliés de toile grise.

Cette nuit-là, Anatole ne va pas dormir. Pas à cause du stress, mais tout simplement parce qu’à la différence de la France, on monte volontiers les bois de justice la veille au soir. Il est 23 heures quand les bourreaux vont récupérer, dans un petit entrepôt faisant face à la maison d’arrêt, la guillotine en pièces détachées. Anatole n’ignore rien du montage : il s’est familiarisé avec la « bécane » parisienne, et depuis six mois, il a eu plusieurs fois l’occasion d’assembler la « Veuve » d’Alger. Celle-ci le surprend toujours un peu par sa taille. Il faut dire que la machine de mort a une histoire…

 

 

En 1868, c’est en Corse, de l’esprit de deux bourreaux menuisiers que naît le modèle de guillotine dite « Berger », du nom de son concepteur principal. Le système ancien, né sous la Révolution, connaît en effet trop souvent des ratés, notamment à cause de son système de blocage latéral. Ici, le système est central : une pince de métal qui agrippe un élément saillant en forme de flèche sur le mouton. On baisse une manette, les mâchoires de la pince s’écartent, le couperet est libéré… Il y a d’autres améliorations : l’ensemble est plus léger, plus facile à démonter, plus rapide à utiliser : ainsi, le condamné n’est plus ligoté à la planche à bascule, mais par un jeu de galets, son poids seul suffit presque à le mettre en position sous le couteau. Une fois la tête tranchée, d’un geste, on peut pousser le corps dans un panier renforcé en zinc placé sur le côté, et ainsi réduire les éclaboussures de sang. Des précisions qui font frémir, mais répondent aux attentes modernistes de l’époque, y compris en matière de peine capitale !

La machine doit d’abord être étrennée sur l’île de Beauté, mais à la veille de sa « première fois », le condamné est gracié. Le projet pourrait mourir dans l’œuf, la Corse n’étant pas riche en mises à mort, mais cela ne va pas être le cas. En 1870, en abolissant l’échafaud, cette estrade de deux mètres qui servait à « l’exemplarité » du châtiment, le gouvernement se rend compte que le modèle Berger est parfaitement apte à fonctionner sans échafaud. Sa base en croix lui permet d’être monté à même le sol, à l’aide, si besoin est, de cales en cas de déclivité du terrain. Paris se fait fournir les plans, et expédie le prototype là où on en a le plus besoin, en Algérie, où l’on se sert depuis 1843 d’une guillotine révolutionnaire qui aurait plus sa place au musée que sur une place publique…

A Paris, on va encore améliorer le système, car la pince centrale, positionnée à l’avant de la machine – côté bascule – rend obligatoire la fermeture de la lunette supérieure avant que le couperet ne soit déclenché. Pas droit à l’erreur : si le couperet est libéré avant que la lunette ne soit close… Là, en inversant le sens de la pince – côté bassine -, on évite ce genre d’accident. En outre, on réduit la hauteur de la machine de cinquante centimètres, soit 4m25 de haut au lieu de 4m75. A compter de cette date, et ce jusqu’en 1981, ce sera ce modèle qui sera employé en France sur les condamnés à mort.

Revenons à Alger : la charrette contenant les pièces de la guillotine stoppe au beau milieu du terrain, à 400 mètres environ de l’entrée de la prison, quand M. de Moiron, l’avocat général, intervient. En France, on cherche de plus en plus à réduire la distance entre prison et guillotine pour ne pas infliger au condamné un supplice de plus. Autant faire de même ici.

"On arrête ! On va monter les bois devant l’entrée !"

Un imprévu sans gravité, et un quart d’heure plus tard, on pose la base devant la porte principale de Barberousse. Le montage se fait aisément en moins d’une heure. Enfin le mouton est hissé à plus de quatre mètres du sol. Sur les instructions de son oncle, Anatole tient la corde serrée quand le couperet est libéré… Lentement, il donne du mou jusqu’à ce que le couteau atteigne le bas de la machine, puis le hisse jusqu’au déclic. Une fois, deux fois, trois fois…

Aucun problème, il ne reste plus qu’à attendre l’aube.

En quatre heures, près de six mille personnes affluent en direction de la prison, mais ne verront rien ; ils restent contenus derrière les haies de zouaves, de gendarmes et d’hussards qui cernent le quartier.

Arcano, seul dans sa cellule de condamné, dort profondément. Il est cinq heures du matin quand une main, posée avec douceur sur son épaule, le réveille en sursaut. Il voit ces gens pâles, l’air défait, et comprend aussitôt : terrible désillusion ! La veille encore, Francesco écrivait une lettre à une amie dans laquelle il manifestait sa confiance en son sort. D’un bond, le voilà debout.

Un interprète lui explique ce qu’il sait déjà, et il réplique, l’air bien plus mécontent qu’affligé : "Je suis innocent ! Ce n’est pas juste !"

Après quelques protestations injurieuses, il se calme et demande à voir l’aumônier. Seul avec le prêtre, il se confesse, communie et prie pendant de longues minutes. Puis il quitte la cellule, et gagne l’entrée de la prison : celle-ci est équipée de grilles qui servent, en journée de parloir. C’est là que l’attendent les exécuteurs. La levée d’écrou est signée : rendu à la liberté, comme le veut la loi, le « patient » leur appartient légalement. Ils l’entourent, le font asseoir sur un tabouret, l’enserrent de cordes,

"Vous n’avez rien à craindre ! Je marcherai tranquille et je ne ferai pas de bêtises ! Pourquoi m’attacher les pieds ?"

Il les voit, s’emparant d’une paire de ciseaux…

"Hé là ! Ne coupez pas mes vêtements ! Je voudrais que mon frère les récupère, intacts !"

Mais c’est la règle : on doit découper le col de la chemise, pour que rien ne fasse obstacle au couperet et empêche une section parfaite… Avisant le procureur de Moiron, Arcano grommelle, amer :

"C’est de votre faute, tout ça… Merci bien !"

Les mains liées dans le dos, les chevilles attachées, ne pouvant plus faire que des petits pas, Arcano se lève seul et râle une dernière fois : "Le maire de Guyotville sera content !"
Devant lui, la porte s’ouvre, et la guillotine apparaît, à cinq mètres de lui, le couperet luisant à peine dans le jour naissant. Au loin retentissent les cris d’une foule qui trouve l’attente bien longue….

Tout se déroule en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Les officiels voient deux aumôniers, crucifix en main, sortir les premiers, puis Arcano, les épaules nues, les suivre, encadré par deux aides qui le soutiennent.

"Je veux parler ! Je veux parler !" demande le condamné, mais déjà, on le précipite sur la bascule.

Puis ce n’est qu’une question de bruits, quasi-simultanés… Un choc sourd : le casse-tête, la lunette supérieure, vient de s’abattre sur sa nuque. Une demi-seconde plus tard, un deuxième son métallique : le couperet qui heurte les amortisseurs en fin de course. Le troisième, un heurt violent : la tête tranchée qui heurte avec fracas la bassine. Enfin, un bruit de liquide, venant du panier : c’est le corps qui se vide de son sang à gros bouillons…

C’est fini. Il est 5h35.

Rasseneux fils conduit le corps au cimetière, les aides démontent les bois, les nettoient, les placent dans la charrette pour les ramener à l’entrepôt.
Vers 7 heures, revenu dans sa chambre, Anatole prend le premier carnet, l’ouvre, trempe la plume dans l’encre. Que dire ? Autant faire simple. Il sait le minimum sur son « patient » du matin, et il est bien trop tard pour broder.

 

 

D’abord, en rouge, il marque un gros 1885.

« Exécuté à Alger

Le 8 septembre 1885… »

Puis il trace un trait avant de poursuivre son petit compte-rendu, et à gauche de ce trait, il ajoute le chiffre 1.

Le premier condamné.

Pour l’heure, il ignore qu’il y en aura 394 autres.

Il ignore qu’au Brésil, son patronyme deviendra officiellement dans le dictionnaire synonyme de bourreau.
Il ignore que 118 ans plus tard, ces carnets, dûment complétés au fil de 54 ans de pratique, se vendront aux enchères plus de 100.000 euros.

Pour l’heure, Anatole Deibler, futur exécuteur en chef, va se coucher.

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Une affaire marquante dans la carrière d'Anatole Deibler : la première de ses presque 400 têtes vient de tomber.
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