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Les carnets du bourreau

Une plongée dans l'histoire judiciaire au temps de la Veuve... Voici des affaires criminelles, pour la plupart inédites, s'étant toutes soldées par des condamnations à mort.

Rouges Cendres

Publié le 16 Juillet 2017 par Sylvain Larue in Exécution, Années 1890, Deibler, Basses-Pyrénées, Pyrénées-Atlantiques, Pau

Rouges Cendres

Affaire Joaquin Noray, Lée

Cour d’assises des Basses-Pyrénées, 11-12 mai 1894

C’est une belle maison plutôt isolée, au niveau de la borne 14.2, à près d’un kilomètre du bourg, bordant la route nationale 117 qui conduit à Tarbes. Un lieu de résidence cossu et calme, en partie dissimulée de la route par un mur, une barrière et une châtaigneraie. Mais aujourd’hui, une foule dense a envahi la cour et crie sa hargne. On entend des « A mort ! Donnez-le nous, on va s’en charger ! Justice ! »

Et au milieu de ce tumulte, depuis la grange, on distingue des lamentations et des protestations…

- J’ai rien fait, hurle le garçon. Je suis innocent !

Tous ceux qui l’entourent ont pour lui au mieux un regard de dédain. Les fils Bergerou, eux, doivent se contenir pour ne pas oser battre comme plâtre l’inconnu car l’homme, même s’il est ficelé solidement à l’une des poutres de la grange et qu’il proteste de sa culpabilité avec force, est le principal suspect de la mort de Mme Bergerou mère...

Nous sommes le jeudi 08 février 1894, et depuis la veille, le village de Lée, à huit kilomètres de Pau, vit dans la colère.

Il était midi, ce mercredi des Cendres. Tout juste revenue de la messe, Anne Castet-Lannes, épouse Bergerou, 54 ans, était en train de préparer le repas à ses trois grands fils, Pierre, Jean et Louis, quand un jeune homme  s’est présenté à la maison pour acheter de la paille. Mme Bergerou jauge rapidement le visiteur : il est fort jeune -, peut-être dix-huit, vingt ans ? -, il présente bien, a l’air aimable. Mais les ventes sont le fait de son époux : d’ailleurs, le voilà. Le cultivateur hésite un peu, mais Anne, en quelques mots, le convainc d’accepter de rendre service à ce brave petit jeune homme… Jacques ne sait rien refuser à son épouse. Fermier et visiteur concluent alors rapidement l’affaire : quatre quintaux de paille, à cinq francs l’unité.
« Je reviendrai demain ! » promet le garçon qui, sans doute mis en appétit par le déjeuner des Bergerou, file illico à une centaine de mètres de là, à l’auberge d’Alexis et Marie Moura, et s’attable devant trois belles saucisses fumantes qu’il fait passer avec trois pintons de vin[1]. Feuilletant un exemplaire de La Petite République, il discute avec les propriétaires de l’affaire Vaillant récemment jugée et d’un crime commis en Bulgarie. Son insistance à parler de faits divers dérange un peu Marie Moura. Il reste sur place jusqu’aux environs de 16 heures, ne sortant que pour serrer la main du père Bergerou, alors que celui-ci part en charrette pour livrer du fumier au village voisin d’Ousse, puis se dirige une seconde fois vers la maison derrière la châtaigneraie.

A 17 heures, alors que le ciel déjà s’assombrit, Jacques Bergerou, 58 ans, rentre d’Ousse. Il a bien travaillé et n’a qu’une hâte, prendre un peu de repos et savourer son dîner. Mais sur le seuil de son logis, il s’arrête net. La porte d’entrée est fermée à clef. Voilà qui n’a rien de bien habituel ! L’inquiétude le gagne aussitôt. Un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine le décide à forcer l’entrée avec une barre de fer… C’est bien curieux quand même : il y a un désordre inaccoutumé dans la pièce, comme si elle avait été le théâtre d’une lutte féroce… Et si la marmite de fonte est déjà au feu, l’eau qu’elle contient en train de bouillir, les choux pour la soupe du soir sont encore sur la table, à peine entamés. Mais ce qui effraie surtout l’homme, c’est la teinte rosâtre de l’eau…

- Anne ? Où es-tu ? appelle Jacques, alarmé.

Le jeu de piste n’est hélas pas bien long. Dans un couloir aux murs enduits de chaux, on ne distingue que trop bien les gouttelettes rouges qui parsèment la paroi blanche et le sol, des projections de sang qui mènent à une chambre. Là, étendue sur le sol carrelé de brique, Anne gît, atrocement mutilée. Son visage, sa bouche et sa gorge ont été lacérés par quelque instrument extrêmement tranchant. Sans doute a-t-elle cherché à se défendre, car ses doigts aussi ont été plus qu’entamés par la lame… Au désespoir, Bergerou fonce dans la cour pour alerter leurs voisins, et tombe alors évanoui. Les riverains préviennent à leur tour les gendarmes. Le Parquet de Pau, lui, ne se présentera à Lée qu’au lendemain matin.

C’est donc dans une ville consternée que les magistrats font leur entrée le 08 vers 15h45. Partout, ce ne sont que paroles de regrets envers la défunte, une femme charitable et bonne, appréciée de tous comme il se doit… Et les témoignages affluent pour désigner l’inconnu de la veille comme étant l’assassin ! Tous ces braves gens n’ont qu’une hâte : qu’on leur livre le meurtrier, lequel se trouve donc dans la grange des Bergerou… Les gendarmes n’ont pas eu à aller plus loin que Ger pour appréhender le suspect, renseignés par M. Guilhamou, le maire du village, qui a retrouvé sa traceà l’auberge Couget. Le suspect est arrêté sur les coups de 5 heures et demie ce matin-là, et face à sa tenue, les militaires n’ont eu aucun doute quant à sa culpabilité : du sang sur les vêtements, et les mains pansées pour dissimuler des coupures légères mains distinctes… Mme Bergerou en est-elle responsable, en tentant de se défendre à l’aide du couteau qui lui servait à couper les choux, ou bien s’est-il involontairement blessé en commettant son crime ?

Le brigadier Ducros fait immédiatement son rapport au procureur Biot et au juge Pech-Palajanel.

« A-t-il communiqué son identité ?

- Tout à fait. Il affirme se nommer Joseph Saulan[2], âgé de 18 ans, originaire de Bordeaux mais demeurant à Montauban, et exerçant la profession d’ouvrier boulanger. Cependant, nous le soupçonnons de nous avoir menti.

- Ce qui n’aurait rien de surprenant. Que pouvezvous nous apprendre sur le crime et ses circonstances ?

- Eh bien, l’attaque a eu lieu peu après 16 heures, de toute évidence. On ignore pour l’instant pourquoi la victime s’est retrouvée d’abord dans le corridor où elle a reçu le premier coup, mais on peut supposer que son meurtrier l’a menacée dans la cuisine et l’a forcée à se diriger vers la chambre.

Un crime crapuleux, donc ?

Dans les règles de l’art. Il y a des traces de mains et de doigts ensanglantés un peu partout dans la pièce, sur les meubles et les vêtements.

- Qu’en est-il de la préméditation ?

- Que Saulan ait eu l’intention de piller la maison ne laisse aucun doute : qu’il ait prévu de longue date de tuer Mme Bergerou l’était beaucoup moins, au début de l’enquête toutefois. L’arme avec laquelle l’assassinat a été perpétré semblait être un rasoir appartenant à l’un des fils de la victime, donc pris sur place, mais son propriétaire l’a finalement retrouvée rangée. Le rasoir est donc bien celui de Saulan.

- Et cette arme ?

- Une voisine, Mme Lucq, l’a retrouvée au milieu des draps, en refaisant le lit : la lame largement ébréchée portait encore du sang séché et des cheveux. C’est un rasoir à croissant, du genre qu’on trouve en Angleterre ou en Espagne.

- Une arme de contrebande ?

- C’est très probable. Le fils aîné, Pierre Bergerou, a également retrouvé, dans la caisse de l’horloge, une brosse, là encore souillée de sang, et que les Bergerou n’ont pas reconnue. Sans doute a-t-elle été perdue par le criminel, tombant de sa poche alors qu’il y fouillait.

- Et une fois le crime commis, de combien l’assassin s’est-il emparé ?

- D’après les informations fournies par la famille et ce que nous avons retrouvé dans les poches du suspect… le seul argent se trouvait dans un portemonnaie, conservé dans la poche d’un gilet… De la monnaie de billon, pour douze sous.

- Une femme égorgée à coups de rasoir pour soixante centimes… Quel monde, mon Dieu ! Quel monde… Ensuite ?

- Vu qu’aucun témoin ne l’a vu quitter la maison, on suppose qu’il est passé par l’une des fenêtres de l’arrière, qui donne sur le jardin et qu’il a coupé à travers champs pour ne pas se faire remarquer davantage. L’examen des lieux nous a donné raison : il est passé par le cellier, pas par une fenêtre, et derrière lui, il a laissé encore du sang, sur les feuilles jonchant le sol et l’herbe. Cependant, sa discrétion n’a été que relative, car nous avons ici la déclaration de voisins, les frères Lascassies qui jurent avoir vu Saulan auprès d’un fossé, se lavant les mains et les vêtements à l’eau courante. Intrigués par son comportement, ils se sont rapprochés et il s’est alors enfui à travers les taillis. On pense qu’il s’était déjà rincé à même la marmite d’eau dans la cuisine, avant que celleci ne soit trop chaude, mais qu’il a préféré s’enfuir plutôt que de rester trop longuement sur le lieu du crime… Sur place, on a récupéré un miroir de métal poli, à l’endroit précis où l’homme procédait à ses ablutions. Après cela, il a été repéré sur la route départementale, puis, une fois à Souloumou, il a arrêté un passant pour lui demander l’horaire du prochain train. Il est arrivé à Ger dans la nuit et c’est le maire de cette localité qui l’a retrouvé dans une auberge, où il l’a fait surveiller jusqu’à ce que nous l’appréhendions. Et depuis, il affirme n’y être pour rien. »

Ficelé, Saulan est alors conduit devant les magistrats, puis dans la chambre du crime, où repose toujours le corps d’Anne Bergerou. Face à la dépouille, l’homme détourne les yeux et est pris d’un frisson convulsif, mais il répète :

« C’est pas moi ! »

Mais comment explique-t-il ses coupures au pouce et à l’index droits ? Le sang sur ses habits, en grande quantité ? Le sang également, bien visible sur la glace du ru gelé où, la veille, malheureusement pour lui, il s’est rincé les mains sous les yeux des Lascassies ?

Au village, depuis la veille, les commentaires vont bon train : on affirme à qui veut l’entendre que Saulan rôdait dans les parages depuis le dimanche précédent, Mme Moura évoque l’existence d’une somme de 1000 francs conservée par la victime, qui aurait pu allécher les convoitises de l’assassin. Une rumeur malveillante vient troubler davantage l’ambiance électrique qui règne sur place : n’affirme-t-on pas qu’un des fils Bergerou serait responsable de ce meurtre, ayant jadis offensé la famille du criminel lors d’un voyage à Bordeaux ? Françoise Perulhé-Marque, d’Idron, en est quitte pour une frayeur rétrospective : Saulan n’est-il pas venu à sa rencontre le 07 au matin, prétextant un achat de paille ?

« C’est pas moi ! »Je n’en avais point ! Imaginez seulement si j’avais dit oui, c’est peut-être moi qui serais étendue sur la table du médecin ! »

Idem pour cette jeune fille qui, étonnée de ne pas voir ressortir Saulan, avait l’intention d’aller rendre visite à Me Bergerou. Peut-être en eut-elle été quitte pour un coup de rasoir mortel, elle aussi ? Le docteur Cuq, qui se charge de l’autopsie de la victime, est tout disposé à le croire. Peu avant vingt heures, il vient en effet apporter au procureur les conclusions de son examen médico-légal.

« Une brute, c’est le moins qu’on puisse dire ! Le sang a jailli jusqu’aux plinthes ! La pauvre Mme Bergerou a reçu treize coups de rasoir au visage et à la gorge, portés avec tant de force que l’un d’eux a presque sectionné la lèvre inférieure, et un autre a lésé la colonne vertébrale, en brisant une apophyse. La plaie est profonde de sept centimètres ! Elle a été presque décapitée, la malheureuse !

- Et ses coupures aux mains ?

- Une plaie béante à la main droite, deux à peine moins graves à la main gauche. C’est le même outil, oui… L’assassin ne visait que le cou, il me semble certain que c’est en cherchant à le désarmer qu’elle s’est fait couper les doigts de la sorte… »

Bien qu’il ne soit pas aliéniste, le docteur Cuq précise son opinion envers le suspect.

« Comme je vous le disais, une brute, mais tout à fait responsable de ses gestes… Et au vu de son attitude et de certaines paroles qui lui ont échappé, je dirais que nous avons affaire à un repris de justice qui a déjà goûté la vie en prison… »

 

Il est donc 20 heures quand Saulan, soigneusement attaché dans la voiture du Parquet, quitte Lée pour la maison d’arrêt de Pau, sous les cris de haine d’une foule toujours aussi disposée à faire justice elle-même. Dans la préfecture, la nouvelle de son arrivée s’est déjà répandue et la population guère moins hargneuse s’est rassemblée avenue Porteneuve pour assister au passage du meurtrier présumé, jusqu’à ce que le convoi pénètre dans la prison, rue Viard, vers 21h15.

Le lendemain, vers 14h30, c’est un Saulan bien reposé et presque confiant qui est extrait de sa cellule pour se rendre au palais de justice. Une fois encore, les gens se sont réunis de la prison jusqu’à la place Duplaa[1] pour lui faire part de leur colère, mais les cris « A l’échafaud ! » ne semblent guère le chagriner. Il paraît plutôt agacé qu’autre chose, faisant reproche aux gendarmes de la façon dont on le traite et criant à l’intention de la populace :

« Si j’étais libre, vous ne parleriez pas comme ça ! »

N’a-t-il pas affirmé, le matin-même, remarquant un exemplaire du quotidien « L’Indépendant des Basses-Pyrénées » sur la table du gardien-chef, que les journaux n’étaient que mensonges et calomnies ? Une chose est sûre, il n’a pas l’intention de simuler la démence, une tactique par trop utilisée par les meurtriers… Non, il se dit toujours innocent et nie, plus ou moins adroitement, à chacune des accusations proférées par le juge d’instruction, même si à mesure que les heures passent, on sent chez lui une profonde lassitude qui laisse espérer des aveux, tôt ou tard.

« Comment vous êtes-vous coupé les mains ?

- Maladresse ! J’ai voulu tailler une branche d’arbre, le couteau a glissé.

- Mais le docteur Cuq, qui vous a examiné, est formel : c’est un rasoir qui vous a entaillé de la sorte. D’ailleurs, si vous possédez bien un couteau, l’état de sa lame interdit toute coupure aussi nette que celles relevées sur vos doigts.

- Vous vous trompez. 

- Et le sang sur vos vêtements ?

- Quand on se coupe, on se salit souvent !

- Mais pour vous salir de la sorte, il aurait fallu que vous vous sectionniez les doigts jusqu’à l’os, pas juste vous les égratigner… »

Oui, il pinaille sur tous les points, même les plus anodins, comme ceux du marché de paille passé entre assassin et victime.

« Pourtant, presque toute la famille peut le jurer : ils étaient présents quand vous avez conclu l’affaire !

- Toute la famille se trompe alors. »

La famille Bergerou, elle, a autre chose à penser : à neuf heures, ce jour-là, elle vient porter le corps d’Anne en terre. L’affluence est remarquable, et les condoléances innombrables… même si le chagrin, souvent, laisse place à la colère, et au souhait de voir le plus tôt possible Saulan condamné à mort… Nombreux sont ceux qui, au passage, restent certains que l’homme, menteur à l’extrême, raconte n’importe quoi concernant son identité. Le teint mat du suspect fait croire à bien des gens que Saulan vient d’outre-Pyrénées…

Et ils ont raison.

Le 10 février, ramené au palais de justice, l’homme est pris de court quand le juge Pech-Palajanel l’accueille en ces termes.

« Bonjour, Noray. »

Saulan fronce les sourcils, puis secoue la tête, accablé mais résigné.

« Alors, vous savez ? Comment ?

- Tout d’abord, nous n’avons trouvé nulle trace d’une famille Saulan à Bordeaux. En outre, un autre détenu de la maison d’arrêt vous a reconnu et en a informé les gardiens. Admettez-vous finalement ne pas vous nommer Joseph Saulan ?

- Non. Je m’appelle Joaquin Noray.

- Quel âge avez-vous ?

- 22 ans. Je suis né le 20 juillet 1871.

- Et vous êtes natif ?

- De Vielha, dans la province de Lérida. Je suis boulanger et fils de boulanger, rajoute-t-il, comme pour excuser son « choix professionnel » quand il affirmait être mitron à son arrestation.

- L’homme qui vous a identifié dit avoir purgé une peine de prison à la maison centrale d’Eysses en même temps que vous. Reconnaissez-vous avoir effectué une période de réclusion dans cette prison ?

- Oui.

- Combien de temps ?

- Treize mois, après une condamnation à Montauban pour coups et blessures. J’ai été libéré à la fin de l’année dernière. »

Le parcours carcéral de Noray ne s’arrête pas là pour autant. Une fois libéré d’Eysses, sous le coup d’une expulsion du territoire, il a gagné les Basses-Pyrénées mais au mois de janvier, il rôdait toujours du côté de Bayonne, ce qui lui a valu quinze jours à « La Villa Chagrin », la prison locale. Sorti le 04 février, il a été reconduit sous escorte jusqu’à la frontière… La nuit suivante, profitant de l’obscurité, il faisait son retour en France. Au bout de deux jours d’errance dans la montagne, le Mardi-Gras, il prend le train à Peyrehorade jusqu’à Pau, où il séjourne sous le nom de « Joseph Delmole» dans l’auberge Heuguerot, rue de la Vieille-Halle. Le 07, en début de matinée, il faisait un saut chez le coiffeur Paloque et peu avant midi, il était à Lée.

« Pourquoi êtes-vous revenu en France ?

- Pour y trouver du travail. Je comptais revenir à Montauban, qui je connais bien, et où on m’aurait embauché à coup sûr. »

Le juge n’y croit pas trop : il aurait plutôt tendance à penser que Noray a également des choses à se reprocher de l’autre côté de la frontière, d’où son séjour quasi-instantané à Irun… D’ailleurs, lui qui endosse de fausses identités comme certains changent de chemise n’a-t-il pas été jugé par d’autres tribunaux français pour d’autres méfaits ? Une supposition qui tient la route, et sera confirmée par l’instruction, si pas par l’inculpé : trois fois avant le procès qui l’avait conduit à Eysses, Noray avait eu l’occasion de fréquenter les prisons de France, et s’il a fui l’Espagne, c’est qu’il y est recherché comme déserteur, et certains disent aussi qu’il serait un parricide, ayant empoisonné sa propre mère ! Tour à tour cynique, niant brutalement sur des points sans importance ou bien se taisant quand les questions se font trop compromettantes à son goût, Joaquin Noray affiche une attitude résolument décontractée tout au long des interrogatoires suivants, lesquels, au grand dam de la population locale, n’ont désormais plus lieu qu’au parloir de la maison d’arrêt, les privant du plaisir d’hurler à la mort sur son passage…

Mais en 1894, la justice n’aime pas perdre son temps et à peine trois mois après le crime, l’affaire de Lée est soumise à la diligence de la cour d’assises des Basses-Pyrénées. Les habitants du village, proches ou moins proches de Mme Bergerou, font en masse le déplacement pour assister au jugement de l’assassin des Cendres.
 

L’audience s’ouvre à 11h40 le vendredi 11 mai 1894, mais depuis deux heures déjà, un public d’une rare importance attend à proximité du palais de justice. Pour l’occasion, le service d’ordre a été revu à la hausse, ne serait-ce que pour tenir à distance les quelques 600 personnes qui, dans la salle des Pas Perdus, hurlent à qui mieux mieux leur désir de voir Noray finir ses jours sous le couperet. Le président Avlies fait son entrée, précédé par les assesseurs Cassou et Maury, et jette un coup d’œil sévère à la salle d’audience. Bien trop de femmes présentes à son goût, attifées comme pour admirer un spectacle. Le juge aime qu’on fasse la part des choses : la cour d’assises est une chose sérieuse, pas un théâtre, mais à part en cas de crime commis dans des conditions proprement révoltantes, touchant au sexe notamment, ou si le public se montre trop exalté, il n’a pas le choix et doit accepter la présence de ces gens.

M.Barraillier, le procureur général, est à sa place. Sur le banc, devant un Noray au visage quelque peu émacié mais souriant, Me Riquoir dans sa robe noire, prêt à en découdre. Le temps de désigner un juré supplémentaire et de leur faire prêter serment, et le greffier donne lecture de l’acte d’accusation. Dix minutes plus tard, après un résumé des faits et l’appel des témoins, le président ordonne à Noray de se lever. Après avoir rappelé ses tactiques de fausses identités, ses cinq condamnations préalables depuis son arrivée en France en février 1891, on en vient au matin du crime.

« Quelles ressources aviez-vous alors ?

- Environ 9 francs 50, ayant touché 12 francs à la sortie de la prison de Bayonne. En plus, j’avais un louis de 10 francs conservé depuis ma détention à Eysses. J’ai acheté à Bayonne pour 50 centimes de tabac et 30 centimes de pain. A Peyrehorade et à Pau, j’ai aussi un peu dépensé d’argent.

- Ce jour-là, vous êtes parti pour Idron.

- Oui, à onze heures et demie du matin.

- Là, vous vous êtes rendu chez la femme Marque pour y acheter de la paille, et vous avez prolongé outre mesure votre entretien. Vous n’êtes parti qu’à l’arrivée impromptue de la bellesœur de la femme Marque.

- Je n’ai pas été à la maison Marque.

- Arrivé à la maison Bergerou, à Lée, loin de toute habitation, vous trouvez une fois encore une femme seule à laquelle vous invoquez le même prétexte.

-Je n’ai pas été chez Bergerou.

- Vous niez l’évidence, cependant les témoignages concordent. Après l’affaire, vous restez quelques heures à l’auberge Moura, et vous avez, là encore, demandé à Monsieur Moura s’il avait de la paille à vendre. Quittant les lieux vers 4 heures après avoir fait vos adieux à l’aubergiste, vous serrez la main de Bergerou qui s’éloigne.

- C’est faux.

- Où êtes-vous allé en sortant de l’auberge ?

- Je me suis dirigé vers Tarbes.

- C’est un mensonge. Vous vous êtes rendu à la maison Bergerou, en prenant le temps d’éviter la veuve Noulibos, la mère de Mme Moura, et son petitfils, qui glanaient du crottin sur la chaussée, et qui auraient pu vous identifier trop aisément. Ils vous ont malgré tout vu pénétrant dans la châtaigneraie, en particulier l’aubergiste Moura, qui a été frappé par ce détail.

- Je le nie.

- Un passant a entendu des cris terribles dans la maison peu après. Mais pensant à tort à une dispute conjugale, il a poursuivi son chemin.

Je le répète, je n’ai pas commis le crime qu’on me reproche. En quittant la maison Marque, je me suis dirigé vers Tarbes.

- Vous disiez pourtant ne pas être passé chez les Marque. Poursuivons.  On a retrouvé des lambeaux de votre journal, tâchés de sang, sur le parcours que vous avez suivi. Il est indéniable que c’est vous qui avez commis le crime, puisque ces papiers étaient à vous.

- Je n’ai perdu aucun papier.

- Dans la maison Bergerou, on retrouve sous la pendule une petite brosse - tâchée aussi de sang - que vous avez reconnue plus tard sans aucune hésitation devant le juge d’instruction comme vous appartenant.

- Je maintiens que cette brosse n’était pas à moi.

- Messieurs les Jurés apprécieront cette tardive rétractation. A la maison d’arrêt, vous avez fait des confidences complètes à quatre codétenus. Vous avez ensuite parlé devant témoins d’assassiner Gacherieu, l’un de ces quatre hommes, que vous accusiez de vous avoir vendu.

- C’est absolument faux. Ces gens-là mentent tous.

- Ils ne pouvaient, cependant, être au courant de votre affaire et avoir connaissance de détails trop précis si vous ne leur aviez pas parlé. Réfléchissez !

- Je n’ai pas à réfléchir. Je suis innocent.

- Tant pis pour vous. Des aveux auraient peutêtre pu vous sauver. Asseyez-vous. »

Et Noray reprend place, son petit sourire aux lèvres, pour entendre le défilé des témoins – en majorité les gens l’ayant croisé lors de son parcours de Lée à Ger -, accompagnant les interventions de ces derniers de réguliers « Je suis innocent », tandis que Me Riquoir cherche comme il peut des éléments susceptibles de prendre en défaut l’accusation. Les auditions sont longues, la plupart des témoins s’exprimant en béarnais, faute de parler français, et chaque fois que le président a recours à l’interprète, l’accusé sourit derechef. Pas un geste de pitié envers les membres de la famille éperdus de chagrin, qui regrettent tous de ne pas être restés à la maison cet après-midi là (Pierre et Louis étaient à Morlaas, et Jean s’était rendu à la bataille des maïs de Bizanos), pas une parole de remords. Et pourquoi, au fond ? Il se dit innocent !

L’audience est finalement suspendue à 19 heures pour reprendre le lendemain samedi dès 11 heures, avec un service d’ordre encore revu à la hausse, car au sortir du palais de justice, plus de 2000 personnes faisaient le pied de grue aux abords directs du tribunal ! On fait même passer Noray par une porte dérobée à l’arrière du bâtiment pour éviter qu’il ne tombe entre les mains de justiciers par trop expéditifs… On entend d’abord le docteur Cuq, qui fournit force détails choquants sur l’état du corps de la victime, puis arrive Jean Gacherieu. Trois mois plus tôt, le 15 février, il a été condamné par cette même cour d’assises à dix ans de prison pour vols qualifiés, mais il reste un petit malfrat, pas un assassin, et le crime de Lée l’a révolté, tout comme les envies d’évasion de Noray… même au prix d’un second crime !

« Il m’a affirmé qu’il avait tué la femme Bergerou parce qu’il lui avait demandé de l’argent et que celle-ci avait refusé.

- Qu’en dites-vous, Noray ?

Je ne lui ai pas fait de confidences.

Je serais donc sorcier ? ricane Gacherieu.

- Non, juste un sale vieil hypocrite.

- Comment voulez-vous qu’il sache ce genre de détails alors qu’il se trouve en prison depuis plus longtemps que vous ? insiste le président.

- Je ne sais pas, mais il ment. »

Me Riquoir intervient. Peut-on accorder crédit à un prisonnier, à un délateur ? A un assassin potentiel, même ! L’avocat lit alors à haute voix la lettre d’un autre prisonnier, Francisco Albaygar, condamné à trois ans de prison le 13 février précédent pour tentative de vol qualifié, lequel accuse Gacherieu… d’avoir tué une septuagénaire, sans fournir pour autant de preuves bien tangibles !

« Voilà l’homme sur qui repose l’accusation, messieurs les jurés ! Un repris de justice, qui s’il n’est pas pire, ne vaut pas mieux que mon client ! Et ces aveux, transmis au brigadier de gendarmerie, au lieu d’être faits en présence du juge d’instruction ! Après, on peut se demander pourquoi Gacherieu n’a pas été inculpé de meurtre… mais avec des procédés aussi déplorables, la justice n’est pas sur le point d’être rendue dans les meilleures des conditions ! »

Noray et son défenseur ne sont guère plus aimables envers Nestor Bordes, Louis Michou et Remi-Léon Pérès, les autres co-détenus auxquels l’assassin de Lée a sottement fait des aveux…

« Ce sont des hypocrites, à peu près comme Gacherieu.

- Quel motif ont-ils pour mentir ?

- Je ne sais pas. »

A 14h15, le procureur général se lève et entame son réquisitoire. Il va parler cinquante minutes, évoquant le crime dans toute son horreur, la préméditation, la mise en scène précédant l’instant meurtrier, un crime sordide et vain pour une misère d’argent, commis par un assassin maladroit, ayant laissé derrière lui autant d’indices que le Petit Poucet, et cherchant malgré tout à se disculper par une litanie de mensonges et de rétractations…

« A son arrestation à Ger, pensez-vous qu’il ait eu une seule fois un geste de révolte ? Non, il s’est laissé faire en souriant, comme s’il avait perdu à un jeu, puis il a eu ces paroles aussi révoltantes que révélatrices : Le mari a-t-il bien dormi ? On a bien rasé sa femme ! Et à cet instant-là, l’arme du crime, un rasoir, n’avait pas encore été trouvée ! Du repentir, vous n’en trouverez nulle trace chez Noray… C’est un repris de justice, un déserteur, un voleur récidiviste, et même une fois entre les mains de la justice, il a à nouveau montré sa dangerosité. Se sachant trahi par Gacherieu, il s’est équipé d’un petit couteau qu’il a soigneusement aiguisé, et quand on l’a pris avec ça en poche, qu’a-t-il répondu ? Je voulais m’en servir pour voir la couleur des tripes de Gacherieu. Sont-ce là des paroles incitant à la pitié ? Certes non. Vous répondrez donc, messieurs les jurés, comme je vous le demande. Au nom de la Société, au nom de la victime, au nom de cette famille en deuil, vous élèverez vos cœurs à la hauteur de la mission qui vous est confiée. Et vous rendrez un verdict inexorable. »

Des applaudissements saluent sa péroraison, vite tus sous les coups de maillet du président, lequel donne la parole à Me Riquoir après une suspension d’un quart d’heure.

« Je n’ai pas choisi de défendre cet homme. Ce cas m’a été confié d’office par Monsieur le Président en personne. Cadeau empoisonné : pense-t-on qu’un avocat de la défense puisse rester insensible face à l’horreur d’un crime tel que celui perpétré à Lée ? J’ai du cependant surmonter ce sentiment pour assister Noray, et faire front à une tâche accablante, car tel est l’appel sévère et noble du devoir. Au milieu de toutes ces clameurs violentes, ces cris de haine et ces accusations, qui poursuivent l’accusé, y compris dans l’enceinte même des Lois, l’avocat, c’est la dernière voix qui s’exprime, c’est la voix qui doit faire taire les autres, imposer silence et respect afin qu’au cœur de chacun parvienne un minimum de pitié, de sagesse et de modération. Une voix indépendante, une voix libre, qui agit selon sa propre conscience, et non suivant les volontés de l’accusé, lequel est souvent déstabilisé par les mystères de la justice. Les charges qui pèsent sur Noray sont lourdes, et même écrasantes… est-ce une raison pour qu’on lui reproche des crimes dont il n’est pas coupable faute de les avoir commis ? Les jurés peuvent-ils accorder crédit aux témoins dont la vie est également souillée par le crime. Les points obscurs de l’instruction ne peuvent être éclairés grâce à l’intervention d’hommes promis aux rigueurs du bagne ! Mais même sans ces accablants et infâmes témoignages, la défense ne peut vaincre. C’est avec peine et découragement qu’il me faut l’admettre. L’accusation triomphera. Reste à savoir avec quelles armes. Car il en existe plusieurs, et c’est à vous, Messieurs les Jurés, qu’on demande de faire le choix. Il existe au sein de notre arsenal judiciaire une peine terrifiante et légale, que la Société est en droit de réclamer. Faut-il pour autant lui donner raison, et laisser tomber la tête de Noray ? La peine de mort est un droit, mais pour que ce droit soit légitime, il doit être appliqué dans des cas nécessaires, quand la sécurité sociale est menacée. Oui, le crime de Lée est affreux, mais cela fait-il de son auteur un monstre pour qui la mort seule est un remède ? La pression de l’émotion populaire, si grande soit-elle, ne doit pas faire oublier que si le meurtre ne peut être contesté, les circonstances aggravantes peuvent être discutées. Ce sont elles qui décideront de l’avenir de Noray, rien de plus. Si vous écartez la préméditation, si la mort de Mme Bergerou ne vous paraît pas suffisamment liée à l’intention de cambriolage, vous ferez acte de charité envers un pauvre expatrié, un nomade, aux actes trop maladroits pour être ceux d’un homme à la responsabilité totale. Je n’en attends pas moins de vous : de la pitié. »

Il est 18h20 quand les jurés se retirent pour répondre à six questions. C’est l’affaire de cinquante-cinq minutes, mais le verdict est sans surprise : culpabilité, aucune circonstance atténuante. Sous les vivas d’une foule ravie, Noray, impassible comme toujours, écoute la décision du tribunal tandis que Me Riquoir, furieux, demande qu’il soit noté que deux jurés, après déposition du maire de Ger, avaient osé applaudir… Il est neuf heures passées quand Noray regagne, par des chemins détournés pour éviter les groupes les plus excités, la cellule de sûreté où il est incarcéré depuis quelques jours déjà. Il passe une nuit blanche, mais reste convaincu qu’une cassation est possible, alors il signe dès le dimanche matin le pourvoi que lui apporte Me Riquoir, tout en profitant des deux paquets de tabac que l’aumônier lui a apportés… Cependant, il change d’attitude, et se montre dès le retour à la maison d’arrêt très coopératif, reconnaissant sa culpabilité à plusieurs reprises avec un luxe de détails…

« Je n’avais pas l’intention de commettre un meurtre. Je voulais un peu d’argent pour poursuivre ma route. En voyant la maison Bergerou, je l’ai trouvée aisée, alors j’ai pensé qu’il y avait là un bon coup à faire. Si je suis rentré sous couvert d’y acheter de la paille, c’était pour étudier discrètement les lieux, puis je me suis mis en poste à l’auberge en attendant que tous quittent la maison. Quand M.Bergerou est parti, je suis allé dans la maison, j’ai fermé à clé derrière moi, et j’ai commencé à fouiller les armoires. Je n’ai pas entendu arriver la femme : elle était à l’étage et portait des sandales. En me voyant dans la cuisine, elle a eu peur et a voulu crier au secours, mais j’ai pris un rasoir dans ma poche et je l’ai rasée… Elle s’est débattue, mais pas vraiment défendue. Quand elle était morte devant moi, j’ai été pris de panique à mon tour, j’avais peur de voir revenir son mari, alors je me suis enfui vers Ger. »

Aveux tardifs… Les voit-il comme une façon  de montrer sa bonne volonté et d’influer sur son sort ? L’affaire de Lée est bientôt mise de côté, car on parle plus volontiers de deux prochains procès à venir. Il y a d’abord celui des assassins d’Orthez, Menaut, Daubagna et Lacoste-Darget[1],  trois malfaiteurs, incarcérés dans la minuscule prison de la sous-préfecture, qui ont en effet tué leur gardien et blessé son épouse pour s’évader à la mi-avril… Mais surtout, le 24 juin, à Lyon, le président Sadi Carnot a fini poignardé par l’anarchiste italien Caserio, et le procès devrait avoir lieu avant la fin de l’été !

Mi-juillet arrive. La cassation a été rejetée le 09 juin, et alors que la presse locale annonce le programme des réjouissances pour la 3e session d’assises de l’année 1894, la rumeur enfle à Pau : le gouvernement espagnol agirait dans le but d’obtenir la grâce de leur ressortissant, et une fois encore, la guillotine n’est pas prête à re-fonctionner dans le Béarn. Mais ce n’est vraiment qu’un on-dit sans fondement, et dès le dimanche 22, toute la préfecture est en ébullition… Il semble confirmé que le nouveau président Jean Casimir-Perier vient, pour la première fois de son mandat, de refuser d’accorder une grâce. Et c’est Noray qui va en faire les frais.

La dernière visite des bois de justice dans le département remonte à vingt ans, le 08 avril 1874, quand l’assassin Gestal a été exécuté sur les Glacis de Bayonne[1] – c’était aussi la dernière fois que les assises des Basses-Pyrénées avaient prononcé la sentence capitale. Mais Pau, elle, n’a pas eu droit à ce spectacle depuis Macario, le 11 octobre 1852 ! Les espoirs secrets des bons Palois seront exaucés via un entrefilet confirmant l’arrivée de Louis Deibler et de ses trois aides par le train de 6h35 le lundi 23 juillet. La mise à mort aura donc lieu le lendemain, 24 juillet. Suivant les règles en vigueur depuis plusieurs années, la place du Foirail, théâtre de la seule exécution de Macario, n’a pas été retenue pour le supplice : la guillotine sera montée non loin de là, devant la porte cochère de la prison, et la foule tenue à distance par d’importants barrages militaires et policiers… La venue du bourreau n’enchante pas tout le monde : par exemple, sitôt Deibler a-t-il prononcé son nom que le propriétaire de l’hôtel de la Poste refuse tout net de l’héberger. Son concurrent de l’hôtel de Paris, lui, se montre bien moins chichiteux, mais lors de ses déplacements dans la ville durant la journée, l’exécuteur est suivi et presque harcelé par une foule imposante…

Dès minuit, les soldats du 18e empêchent toute personne non autorisée d’accéder à la rue Viard, malgré les protestations de ceux qui, depuis le crépuscule et malgré une averse violente qui dure depuis la soirée, hantaient les parages en espérant avoir la meilleure vue sur la porte bleue de la maison d’arrêt. Il est 1 heure 30 quand bourreaux et instrument de supplice arrivent sur place sous bonne escorte, dans un fourgon tout juste récupéré à la gare, pataugeant dans une boue collante – on a oublié de sabler le sol… Malgré le sol de gadoue, les exécuteurs parviennent à stabiliser leur machine grâce à des empilages de cales, sous l’œil scrutateur du père Deibler, lequel, falot en main, observe avec attention les gestes précis et méthodique de son fils Anatole, 31 ans, son futur successeur. Il remarque, l’air de rien, quelques curieux qui ont réussi à grimper sur les murs, les cheminées ou les arbres des propriétés de la rue Viard et que la police, faute de pouvoir intervenir chez les particuliers, laissera en paix. Il songe aux cris poussés par les imbéciles impatients et trempés de pluie, mais il sait d’expérience que les murs épais des prisons préservent souvent le sommeil des condamnés.

« Poussez pas ! On ne voit rien ! Noray ! On veut Noray ! »

Quelques acclamations lors des deux-trois essais du couperet, et c’est l’attente jusqu’à 4h10, quand reporters triés sur le volet et magistrats entrent dans la maison d’arrêt. Au greffe, sans attendre, Louis Deibler signe la levée d’écrou, et le procureur informe les journalistes qu’ils devront attendre là pour assister à la toilette. Enfin, le groupe se met en marche vers la cellule spéciale, située en plein centre de l’établissement pénitentiaire. Dans l’escalier puis le long couloir qui conduit à Noray, les gardiens et le directeur précèdent le substitut Biseuil, l’aumônier Delaporte, le juge Pech-Palajanel, le greffier en chef Ferrère et son commis puis le docteur Cuq.

Noray dort profondément, tout comme le détenu qu’on a placé à ses côtés à des fins de compagnie et de surveillance. Le prisonnier est réveillé le premier, et conduit dans une autre cellule pour y achever sa nuit. C’est au tour de Noray d’être tiré du sommeil. Le directeur le réveille en douceur en lui touchant l’épaule. Clignant des yeux avec surprise, l’Espagnol se redresse sur sa couchette.

« Votre pourvoi a été rejeté, Noray, et M. le Président de la République n’a pas voulu vous accorder sa grâce. Ayez du courage.

- Très bien… c’est donc aujourd’hui que ma tête sautera ! Eh bien, regardez-la bien ! Vous n’en verrez pas tomber tous les jours de pareilles ! »

Après avoir passé ses vêtements civils, il fume une cigarette puis entend la messe avec ferveur, même s’il refuse de communier.

« J’ai commencé ma matinée par fumer. Ce serait mal. »

C’est donc mégot aux lèvres qu’il quitte sa cellule pour le greffe, soutenu au niveau des épaules par les aides bien qu’il marche d’un pas assuré. Là, il s’attable pour son dernier repas, un peu de poulet, du pain et deux verres de vin, le tout entrecoupé de plusieurs cigarettes, le tout consommé avec un bel appétit.

L’aumônier lui sert alors un bol de café, additionné d’une belle rasade de rhum – ou de cognac, selon les sources.

« Attention, c’est très chaud, le prévient le prêtre.

- C’est égal. Ca ne me brûlera pas les dents… »

Puis il remonte seul ses manches et se confie aux exécuteurs. C’est le moment de la toilette, les aides enserrant ses poignets et ses chevilles et Deibler père coupant le col de sa chemise en quelques coups de ciseaux tandis que le condamné fume comme un pompier.

Noray jette un coup d’œil à une horloge au mur. Il est 4h45.

« Je suis prêt. Nous pouvons partir. »

Comme s’ils n’attendaient que son autorisation, les adjoints  le lèvent de son tabouret, lui posent un paletot sur ses épaules nues pour le préserver de l’ondée, et le guident à travers la cour jusqu’à la porte cochère, qui s’ouvre devant eux à double battant. Les gendarmes encerclant l’échafaud mettent sabre au clair, et les têtes se découvrent.

Noray, tout en marchant, a un dernier mot pour l’aumônier :

« Il m’a fallu du courage pour tuer. J’en aurai pour mourir. »

Il voit alors, à cinq ou six mètres de lui, Jacques Bergerou et deux de ses fils, présents au premier rang de la foule. S’il avait un peu plus de temps, il aimerait leur parler, leur exprimer son repentir, même tardivement, il en a d’ailleurs fait part durant son incarcération à l’aumônier… Mais l’heure n’est plus aux longs discours. Détournant alors le regard, Noray découvre la guillotine. Il ne cessera, tout au long de ses ultimes secondes, de la fixer. Subitement pâle mais sans hésiter, il embrasse le crucifix et le prêtre à deux reprises puis se laisse pousser sous le couperet, en annonçant : « Déjà prêt ! »

Il est 4h48.

La foule se disperse, et le corps, enfermé dans le panier d’osier doublé de zinc et rempli de sciure, est conduit jusqu’au nouveau cimetière de la rue Bayard. La fosse a été creusée à l’écart des autres, le long du mur d’enceinte, à l’opposé de l’entrée. Le corps est déposé dans une bière de bois blanc, la tête reposant sous son aisselle, le son trempé de sang renversé sur sa dépouille avant que le couvercle n’en soit vissé. Sur d’ultimes prières de l’aumônier, les fossoyeurs, en quelques coups de pelle, dissimulent à jamais les restes de Joaquin Noray sous la terre du cimetière, sans fleurs, ni couronnes, ni stèle pour rappeler sa présence...

Le 08 août, la cour d’assises prononcera une double condamnation à mort dans le cadre de l’affaire d’Orthez, mais suite à une cassation, Menaut et Daubagna verront leur sort soumis aux bons soins des assises des Landes, et après une seconde sentence capitale, auront la tête tranchée à Mont-de-Marsan le 03 janvier 1895.

Les instances judiciaires de Pau prononceront encore quatre sentences capitales en 1921, 1925, 1937 et 1953, mais aucune ne s’achèvera sur l’échafaud.

Joaquin Noray, le tueur des Cendres, fut le dernier guillotiné du Béarn.

 

 

[1] Un pinton équivaut à 37.5 cl.

[2] Ou Solane, on trouve les deux orthographes dans les comptes-rendus de presse.

[1] Actuelle place de la République.

 

[1] Cf Les Grandes Affaires Criminelles de Gascogne, par Sylvain Larue, éditions De Borée.

[1] Cf Les Grandes Affaires Criminelles du Béarn et du Pays Basque, par Patrick Caujolle, éditions De Borée.

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