« Petit-Louis » : le double assassinat de Coudiba

Affaire Bernard Louis Bordes, Bélis

Cour d’assises des Landes, 26-27 avril 1923

NB : Ce texte, paru en 2006 dans "Les Grandes Affaires Criminelles de Gascogne", vous est ici proposé dans une version corrigée.

Etienne Villeneuve ouvre les yeux. Qui peut bien frapper comme un forcené à sa porte si tôt ? Il n’est qu’à peine cinq heures du matin ! Inquiet, le fermier du Brana s’avance vers l’entrée et hèle le visiteur nocturne :

« Qui est là ? Que voulez-vous ? »

Alice Lamarque, le témoin du double assassinat de Bélis — Alice Lamarque

Des sanglots d’enfant lui répondant, le fermier ouvre la porte et voit devant lui, en chemise de nuit, la petite Alice Lamarque, 10 ans, domestique chez ses voisins, les époux Vidal, métayers de la propriété de Coudiba. La fillette en larmes semble terrorisée, et il lui faut un peu de temps pour expliquer cette fuite en pleine nuit, dans la campagne proche de Bélis.

Vers quatre heures et demie, ce dimanche 07 janvier 1923, la maison Vidal a été réveillée, eux aussi, par des coups sourds venant de la porte d’entrée. A l'extérieur, une voix d’homme appelait en patois : « Adrien, lève-toi ! Banos, de Maître Jean, est bientôt mort ! »

Michel (dit Adrien) Vidal, alarmé, se lève d’un bond. Pierre Banos, le métayer de Maître Jean, la ferme toute proche, est un ami. Catherine, son épouse, lui demande : « Veux-tu que j’aille avec toi ? », mais tout en s’habillant, Adrien lui répond : « Je ferai tout seul, ce n’est pas la peine. »

Le métayer se presse d’aller ouvrir, mais à la seconde où la porte pivote sur ses gonds, il pousse un déchirant « Oh ! bon Dieu ! » et en guise de réponse, retentit le sinistre son d’un coup de fusil ! A ce bruit terrifiant, Mme Vidal préfère ne pas s’aventurer vers l’entrée et s’enfuit par la fenêtre de la chambre, traversant le jardin, courant vers la forêt toute proche. Alice, qui dort dans la chambre de ses patrons, va pour agir de même, et au moment où elle franchit la fenêtre, elle voit un jeune homme, mince, grand, portant béret, sabots, veston sombre et pantalon long, courir à la poursuite de sa maîtresse.

La pauvre Mme Vidal, dans la pénombre, trébuche et tombe au sol après quelques mètres de course... Elle se retourne, voit l’inconnu s’approcher d’elle, lève les mains et crie : « Mon Dieu, laissez-moi la vie ! ». Alice, murmurant : « Diou biban ! encouère aco ? » ré-enjambe l’appui de la fenêtre et bondit se cacher dans son lit. A cet instant, elle entend le bruit d’un second coup de feu et se dissimule le plus profondément possible sous les couvertures, en prenant de garder de ne pas remuer pour ne pas attirer l’attention. Bien lui en prend, car l’assassin de ses maîtres entre chez eux par la fenêtre... Il n’accorde pas un regard au lit, ferme les volets avant d’ouvrir les armoires et les tiroirs de la pièce, une lampe électrique à la main, pour voler tout ce qui lui paraît digne d’intérêt. Il fait de même dans toutes les autres pièces de la maison...

Au bout d’une demi-heure, n’entendant plus aucun bruit, Alice sort la tête de sous les draps et s’enfuit en courant hors de la maison, en direction de la ferme des Villeneuve. Pendant que Madame Mélanie s’occupe de l’enfant, Monsieur Etienne va, accompagné par ses domestiques, réveiller des voisins ainsi que le maire, Sylvain Cazalis, et le propriétaire de la métairie. Le groupe se rend à la métairie de Coudiba.

Coudiba, hameau de Bélis, théâtre d'un double assassinat en 1923; — La métairie de Coudiba, à Bélis.

La scène est bien telle qu’Alice Lamarque l’a décrite : Michel Vidal, cinquante-et-un ans, gît sur le pas de sa porte, le poitrail défoncé par un coup de feu tiré à bout portant. Son épouse, née Catherine Glize, de sept ans sa cadette, est étendue dans l’herbe, à une dizaine de mètres de la maison. L’assassin lui a tiré en pleine tête... Détail affreux : sa cervelle a jailli hors de son crâne et se trouve à plusieurs mètres du corps.

Deux cartouches sont retrouvées auprès du cadavre de Vidal, provenant d’un Lefaucheux à broche, calibre 16. Sur un sentier tout proche, on remarque des traces de sabots, mais rien qui permette d’identifier l’assassin.

Appelés le matin-même, le procureur Favié, le juge d’instruction Darroze, le médecin-légiste Colas et le secrétaire Capdevielle, se transportent sur les lieux en milieu de matinée. Les quatre cents habitants de Bélis ont du mal à comprendre un tel crime, face à des gens si estimés et bons. D’autant plus que, très vite, les inspecteurs Ségaud et Biensan, certains au départ que le vol est le mobile du crime, retrouvent une somme de 4.000 francs en argent et valeurs dans les armoires. Quoique... Les victimes étaient connues pour être des gens économes, et il est probable qu’on aurait dû retrouver plus d’argent que cela ! N’avaient-ils pas envisagé, quelque temps auparavant, acheter une propriété d’une valeur de 16.000 francs ?

Autre élément évident aux yeux des enquêteurs : l’assassin devait connaître les victimes et leurs habitudes. La preuve, il est passé à l’attaque le week-end, et leur autre domestique, un berger, s’absente chaque samedi et dimanche pour rendre visite à sa famille à Lencouacq. Pourrait-on soupçonner une atroce affaire de famille ? Mais la fille unique du couple pleure si fort ses parents disparus, son époux paraît tout aussi désemparé que la piste s'évapore aussi vite qu'elle était née.

L’enquête piétine, et près de deux semaines après, on n’a toujours pas mis formellement de nom sur l’assassin de Bélis. La psychose est telle que, pendant les deux semaines suivant le crime, la plupart des métayers de la région achètent des fusils neufs pour parer à toute attaque. Toutefois, on a un vif soupçon concernant un homme en particulier, un cultivateur natif du village, qu’on surnomme « Petit-Louis ». Tous les habitants du coin semblent certains qu’il est l’auteur de ce crime... Mais pourquoi cette si mauvaise réputation ?

Né le 10 juillet 1895, Bernard Louis Bordes, fils d’honnêtes cultivateurs, ne cesse de faire le désespoir de sa famille. Mauvais soldat, pendant son service en Algérie, il commet un vol de 3.000 francs dans la caisse du régiment. Depuis son retour, il vit dans la paresse, la débauche, dépensant le peu d’argent qu’il gagne dans les auberges du coin. Son tempérament ombrageux et volontiers violent ne fait qu’ajouter au sordide du personnage.

Dès le matin du crime, la gendarmerie de Roquefort arrête Bordes, qui vient de passer la nuit à l’hôtel Dupouy. On le sait en quête d’argent, puisqu’il compte se marier peu après Pâques avec une demoiselle Jeanne Glize, bonne de l’hôtel du Progrès de Cachen... Son arrestation lui cause un vif moment de déprime et il pleure longuement. Interrogé, il explique qu’il n’est pour rien dans ce crime : la preuve, il était absent de Bélis la nuit du crime ! De plus, un simple détail vestimentaire lui permet de se disculper : le criminel a, selon les témoins, laissé des empreintes de sabots, et lui porte des chaussures !

Parmi les éléments qui pourraient l’accabler, il est vrai que, ce matin-là, vers 5 heures, un voisin des Vidal, M.Dejean, a vu passer un homme portant un imperméable et accompagné d’un chien qui ressemblait beaucoup à celui de Bernard... Il est vrai également que Bordes possède un Lefaucheux calibre 16. Mais l’avis de l’armurier Tridon, de Mont-de-Marsan, est décisif : l’arme est bien trop vieille, sale et rouillée pour avoir servi récemment. L’homme est relâché.

Le lendemain, au chantier, tout le monde ne parle que de ce fait divers. Un ouvrier lâche :

« C’est égal. Celui qui a fait le coup doit réfléchir en ce moment, et je pense bien qu’il n’ira pas à l’enterrement. »

Nul ne le contredit. Mais l’absence de Bordes aux obsèques en fait jaser plus d’un. Néanmoins, peut-on inculper un homme de meurtre sans autre preuve plus flagrante que son absence à l’enterrement des victimes, ou son passé un peu trouble ?

Pourtant, c’est dans ses antécédents qu’on trouve l’élément qui va modifier l’équilibre de la balance. "Petit-Louis" avait commis un vol un an plus tôt dans des conditions assez particulières... En effet, il était allé coucher à Lencouacq, s’était levé en pleine nuit pour se rendre à bicyclette à Bélis, à l’auberge Bernadet, pour y perpétrer le vol d’un portefeuille contenant 1.200 francs, et revint à Lencouacq se coucher pour donner le change ! Mais face à l’aubergiste qui menaçait de porter plainte, il rendit l’argent jusqu’au dernier centime. C’est égal : s'il n'y avait eu ce flagrant délit, c'est exactement la méthode employée pour commettre le crime de Coudiba !

Arrêté de nouveau le vendredi 19 janvier, Bernard est inlassablement interrogé pendant plusieurs heures. C’est un élément apparemment anodin qui change la donne : quand les policiers évoquent la découverte, faite le dimanche 07, d’une bougie brûlée de quelques centimètres chez ses parents, il se crispe. Or, Bordes a fait l’acquisition de cette chandelle le samedi, veille du crime, en fin d’après-midi... Qui a donc utilisé cette bougie, puisque son acquéreur prétend avoir passé la nuit dans un hôtel ? Les parents ont certifié que ce n’était pas eux. "Petit-Louis" tente de dire qu’il a acheté la bougie le vendredi... Mais ce n’est pas vrai. Par lassitude, il finit par avouer en donnant la véritable version des faits.

Dans l’après-midi du samedi 06, il se rend au chantier où il travaille à l’époque, tout en lisant une lettre reçue le matin où sa Jeanne l’invite à passer la nuit à Sarbazan. Toutefois, cette invitation va à l’encontre de ses plans, puisqu’il est décidé à commettre le crime cette nuit-là et de passer la nuit à Roquefort pour se forger un alibi tangible. Néanmoins, pour brouiller un peu plus les cartes, il passe dans la soirée dans des bars et aussi chez ses parents pour les prévenir qu’il va coucher le soir à Sarbazan. Entre-temps, il achète la bougie accusatrice. Après une dernière halte dans une auberge, il passe la soirée à l’hôtel Bernadet de Bélis où, en buvant du vin chaud, il essaye sa lampe électrique et demande aux propriétaires de ne pas parler de sa venue ce soir-là ! Il est minuit quand il arrive à l’hôtel Dupouy, à Roquefort. L’hôtelier, qui le connaît, ne fait pas de manières pour le laisser entrer, et Bordes lui demande de le réveiller en même temps que lui, c’est à dire à six heures. Puis, une fois seul dans sa chambre, il se couche tout habillé et patiente dans la pénombre jusqu’à deux heures, heure à laquelle il quitte l’hôtel en catimini. A trois heures, arrivé à Bélis, il passe chez lui et, à la lueur de la bougie neuve, il prend son fusil, son imperméable et, grimpé sur sa bicyclette, se dirige vers la métairie de Coudiba, suivi par son chien.

Une fois le crime accompli, il ne vole rien, pour une bonne raison. Entré assez vite dans la pièce réservée aux domestiques et n’y ayant trouvé personne, Bordes croit que la jeune Alice est déjà partie alerter les voisins ! Il ignore qu’en cette froide nuit d’hiver, les braves patrons ont fait coucher l’enfant dans leur chambre pour partager la chaleur !

Alors, il fuit, parvient à rentrer chez lui en douce, à nettoyer le fusil et à le ranger, avant de regagner en petites foulées Roquefort et de s’installer au lit avant que son ami ne vienne le réveiller. Rusé, dans un souci de se forger un alibi, Bordes affirme au patron qu’il est debout depuis cinq heures : la preuve, il a entendu passer le train de Mont-de-Marsan !

Au matin, parti voir sa fiancée, il « apprend » en même temps qu’elle le double meurtre de Bélis, qui ne le surprend pas outre mesure. Quand Jeanne lui propose à nouveau de venir dîner le soir chez elle, il refuse, prétextant une course à faire en ville, mais comme elle se montre insistante, il reste. C’est au cours de cette promenade au bras de Jeanne qu’il est arrêté par le gendarme Sarrazin.

L’absence totale de preuves flagrantes contre lui aurait pu lui être bénéfique, mais la police, une fois de plus, prouve que sa réputation de persévérance est payante ! De plus, pour agrémenter le tableau du sale individu qu’il est, Bordes avoue que le 17 mai 1922, il a mis volontairement le feu à 50 hectares de pins appartenant à M. Meyrous, de Bélis. Lors de la reconstitution, sous les regards haineux des Bélisiens, il réitère ses aveux publiquement. Mais quand, confronté au juge d’instruction, l’assassin entend la notion de préméditation, il les rétracte !

Trois mois à peine après son arrestation, le jeudi 26 avril, en fin de matinée, une foule massive entoure le palais de justice de Mont-de-Marsan. Un service d’ordre considérable, dirigé par le commissaire Duboscq, tâche tant bien que mal de contenir les gens, qui se pressent tant que les jurés et les témoins ont énormément de mal à entrer dans le tribunal !

Des camelots passent dans les rues, vendant des partitions sur lesquels était écrit, sur l’air de la Paimpolaise, des chansons sur le double crime de Bélis :

« Accourez, braves gens des Landes,

Pour savoir le triste récit,

D’un attentat dont l’épouvante

A longtemps rempli le pays

Fort heureusement, très rapidement

La police suivit la piste

Que lui donnait l’opinion

Et c’est ainsi que l’on assiste

Ce jour à la condamnation. »

A 12 heures 40, Bordes arrive dans le box, faisant taire la foule des assistants. Il porte son meilleur costume. Ses cheveux longs et bruns sont bien coiffés, son visage bien rasé, il n’a gardé qu’une petite moustache à l’américaine sous son nez énorme. Le mot court dans la foule que ce matin-là, alors qu’on le coiffe, il a dit au barbier : « Il va y avoir une foule de cons pour me voir tantôt. Ah, si une bombe pouvait leur tomber dessus ! »

La cour pénètre dans la salle d’audience à 13 heures 15 ; le conseiller Sipière préside les débats, avec les assesseurs Chabbal et Léoni. Le procureur Favié est le représentant du ministère public, le bâtonnier Destieux défend l’accusé.

A la lecture de l’acte d’accusation, Bordes a une réaction inattendue : il rougit ! L’interrogatoire ne fait qu’ajouter à sa honte : on parle de son premier vol, commis avant sa première communion, 100 francs qu’il a dérobé à un petit camarade. Mais il revient sur ses aveux concernant l’incendie volontaire de mai 1922, nie que son père le craignait terriblement à cause de sa violence et réfute les accusations du double assassinat de Bélis... Par contre, il est incapable de fournir une explication plausible quand à ces ruses de Sioux déployées pour aller passer la nuit dans un village ou un autre !

Et les aveux du crime, alors ? C’est simple : il prétend avoir été maltraité et avoir reçu des offres de corruption de la part des policiers ! A ces mots, le procureur rigole doucement : Bordes a à plusieurs reprises remercié la police pour leurs bons égards, et de plus, il a renouvelé ses aveux pendant la reconstitution du crime en public, et tous les habitants de Bélis peuvent confirmer que nulle violence n’a été employée à son encontre ! Face à cette levée de boucliers, l’accusé ne sait plus quoi répondre et prend le parti de se taire.

A partir de 15 heures 30, quarante et un témoins défilent à la barre. Tous sont à charge ! Les voisins font l’éloge des victimes, et M. Banos fait rire l’assistance en se félicitant à voix haute de ne pas être mort ou malade ! Même Bernard Bordes s'esclaffe ! Toutefois, le président met fin à cette hilarité en rendant hommage à la mémoire de M.Vidal, qui allait, au moment de sa mort, quitter son foyer en pleine nuit pour aller sauver son voisin.

Alice Lamarque réitère son témoignage. L’enfant semble légèrement perdue et inquiète par la solennité des lieux, mais elle parle distinctement, avec intelligence. La plupart des témoins suivants évoquent de menus faits concernant Bordes. Quand M.Déjean, qui avait vu l’inconnu à l’imperméable et au chien sur la route ce matin-là, vient témoigner, Bordes proteste : l’homme ment, et en plus, il est sourd !

Bien qu’effectivement atteint de surdité, M.Déjean est mécontent qu’on l’accuse ainsi : « Je ne suis pas ici pour mentir ! »

Viennent ensuite les policiers que Bordes accuse de maltraitance. Ainsi, le commissaire Ailhaud l’aurait giflé et l’inspecteur Ségaud lui aurait porté à plusieurs reprises de violents coups dans les côtes pour obtenir des aveux. Mais ce n’est pas l’avis des policiers, bien évidemment !

Ceux-ci évoquent certaines phrases prononcées par Bordes pendant sa garde à vue telles que « Je ne me fais pas d’illusions ! On va me couper le cou ! Quand à mes parents, dans huit jours, ils seront deux cadavres ! » ou bien « Si on m’avait arrêté pour le vol de chez Bernadet, je n’aurais pas tué. »

A 20 heures 30, après le témoignage de l’ultime témoin, l’armurier Tridon, qui certifie que l’arme retrouvée chez Bordes n’a vraisemblablement pas servi au double crime, l’audience est levée.

Le lendemain, vendredi à 13 heures 30, il y a encore plus de monde présent au palais de justice que la veille. Le procureur Favié prend la parole. Son réquisitoire précis et détaillé, d’une exceptionnelle durée de trois heures et demie, est la marque d’un grand professionnalisme. La presse le qualifie ainsi : « certainement l’un des meilleurs, des plus impressionnants prononcés par le distingué et honorable procureur de Mont-de-Marsan. » Il s’achève par : « Qui a joué par l’épée doit périr par l’épée. Que les victimes soient vengées ! »

A 17 heures, Me Destieux s’exprime à son tour. Il s’acquitte de sa tâche avec éloquence, jouant la majeure partie de sa plaidoirie sur l’affirmation que Bordes est un maniaque qui a avoué le crime pour se rendre intéressant. Selon lui, le fait que l’arme du crime n’ait pas été retrouvée semble une preuve, non pas de l’innocence de l’accusé mais de la présence d’un second homme, le véritable assassin, qui se chargeait s’abattre les victimes pendant que Bordes faisait le guet dehors. Il conclut en demandant, au nom d’un homme qui n’a pas tué, l’acquittement pur et simple.

Il est 18 heures 20, le jury se retire en chambre des délibérations. Quarante minutes suffisent pour décider du sort de Bordes. Le verdict étant affirmatif sur les neuf questions posées, sans admission des circonstances atténuantes, c’est une condamnation à mort qui est prononcée, la première dans le département depuis dix-neuf ans[1]. Bordes entend le verdict sans réagir, mais quand on l’entraîne hors de la salle d’audience, il crie : « Bande de vaches ! » à une foule qui le hue.

Rentré à la maison d’arrêt toute proche, soumis au régime des condamnés à mort, Bordes avale un bol de bouillon avant de s’étendre sur son lit pour une nuit blanche. Le lendemain, il écrit une longue lettre à ses parents. Lors de la visite de son avocat, l’après-midi même, il manifeste une vive inquiétude, craignant d’être exécuté dans les jours à venir. Me Destieux le rassure, lui parle du pourvoi en cassation, de la grâce présidentielle... Mais aucun vice de procédure ne sera relevé, et le président Millerand est d'une sévérité que d'aucuns jugeraient excessive par rapport à ses prédécesseurs. Bordes n’aura droit ni à l’un, ni à l’autre.

La prison de Mont-de-Marsan. — La maison d'arrêt de Mont-de-Marsan. C'est devant son entrée en forme d'arcade qu'on guillotina en public pour la dernière fois dans les Landes en 1923 puis en 1931.

Minuit vient de sonner, ce jeudi 12 juillet 1923 et par petits groupes, une foule commence à se rassembler aux alentours de la maison d’arrêt. Depuis plusieurs jours, le temps est à l’orage et la nuit est d’un noir presque total à cause des nuages. Les gens se placent à deux mètres à peine de la prison, espérant rester aux premières loges lors de la décapitation. Certains, plus avisés, ont préféré louer balcons et fenêtres faisant face à la prison. Ils ont raison : ceux qui sont restés dans la rue n’auront pas la possibilité de jouir de la scène en toute quiétude. A deux heures, le service d’ordre composé de policiers et de gendarmes s’organise, sous la direction du commissaire Duboscq, renforcé par une compagnie du 14^e régiment de tirailleurs sénégalais. Les barrages, établis rue Armand-Dulamon et Duplantier, repoussent les spectateurs à une cinquantaine de mètres de là, ne laissant passer que les titulaires d’un laissez-passer et évidemment, à deux heures et quart, le fourgon vert sombre des bourreaux. Le montage des bois de justice se fait à la lueur de lanternes, juste en bordure du trottoir, à trois mètres du portail en moins d'une heure.

Il est trois heures et quart quand le procureur Favié, le substitut Fougeyrollas, le juge Léoni, l’abbé Bucau et Me Destieux se dirigent vers la cellule où Bordes dort, en compagnie de ses trois codétenus.

Un tour de clé du gardien-chef Clèdes, et M. Favié se poste au pied du lit du condamné. Bordes dort profondément, il faut le secouer un peu pour qu’il se réveille. Assis sur son lit, l’homme entend le rejet de sa grâce. S’approche alors l’abbé Bucau, qui était déjà venu le voir la veille pour le confesser. L’aumônier lui tend un crucifix à baiser, en disant : « Dieu vous aidera et vous donnera le courage : embrassez-le. » Bordes le regarde sans aménité et lâche : « Pfff ! Il n’existe pas, votre Dieu, sans quoi il ne permettrait pas ça ! »

On lui propose de parler au juge, au cas où il aurait d’ultimes révélations à faire. Tout en passant son pantalon, il fait un geste vague de la main, et répond : « J’en avais à dire, j’en avais... Maintenant, c’est trop tard. J’en avais... »

Pieds nus, il quitte sa cellule, revêt son veston et demande à son avocat de dire adieu à ses parents. Dans la chapelle, il entend la messe, restant d’un calme absolu, puis se dirige vers le greffe. Sur le bureau du gardien-chef, du papier et de l’encre ont été préparés. Bordes s’assied et rédige une lettre de quatre pages à ses parents, posément, traçant, calligraphiant ses mots. Trois mots y sont soulignés d’un triple trait de plume : « Je suis innocent ». Ces mots sont suivis par l’affirmation qu’un jour, le véritable coupable serait trouvé. Il leur envoie des baisers, leur souhaite longue vie et regrette de devoir les laisser seuls sur terre. Il achève la lettre par un dernier baiser à sa mère, puis remet la missive à son avocat.

On lui donne une cigarette et un verre d’eau-de-vie. Portant le gobelet à ses lèvres, Bordes trempe à peine ses lèvres et fait une légère grimace de surprise. Il s’en explique aussitôt : « Je croyais que c’était du vin blanc ! » Ce faisant, il sourit et boit lentement l’alcool.

Enfin, Anatole Deibler et ses trois aides l’entourent. Le calme de Bordes étonne tout le monde. Même le coup de ciseaux qui découpe le col de sa chemise ne le fait pas réagir, ce coup de ciseaux qui habituellement fait pâlir même les plus aguerris des criminels. Ligoté, il est entraîné dans le couloir. La porte s’ouvre, dans la nuit finissante, les deux montants de la guillotine apparaissent à Bordes. Sans un cri, il se laisse entraîner dans la chute. Quatre heures sonnent. La foule, satisfaite mais dépitée par la brièveté du spectacle, s’éloigne pendant que le panier contenant le corps est conduit au cimetière pour l’inhumation.

En dépit des affirmations de Bordes, il n’y eut jamais la moindre preuve en cette affaire qu’on s’était trompé sur son compte. L’homme guillotiné ce matin d’été restera, à la fois dans les documents judiciaires et dans la mémoire lointaine des Landais, le double assassin de Bélis.

[1] Il n'y a pas eu d'exécution capitale à Mont-de-Marsan depuis 1895.