Lutter même si c’est en vain

Affaire Ferdinand Leroy, Lamorlaye

Cour d’assises de l’Oise, 12 juin 1907

« Ah, te revoilà ? »

Ferdinand Octave Leroy ne relève pas. Voilà déjà le quatrième ou le cinquième visage connu qu’il croise et qui lui fait la même remarque sur un ton assez désagréable. Pensait-on qu’il n’oserait jamais revenir ? D’accord, il est un malhonnête, d’accord, il sort de prison, mais il a une femme, quatre enfants. Pas question de les abandonner tout à fait.

Début août 1905, Ferdinand, 38 ans, libéré de Clermont depuis le 30 juillet, vient donc récupérer sa famille et déménager, loin de ce village où il a désormais trop mauvaise réputation. Leur nouveau point d’attache sera le hameau du Lys, entre Lamorlaye et Boran.

C’est un endroit discret, un minuscule rassemblement de maisonnettes construites pour servir, autrefois, aux gardes particuliers des chasses privées du baron de Rothschild… A quelque distance de ces pavillons, une ferme de belle taille, qui avait dû servir par le passé de logement collectif ; il y a même une église et un petit cimetière ! C’est dans cette ferme, au rez-de-chaussée du bâtiment principal, que vivent les Lejeune, anciens fermiers à bail et désormais propriétaires des lieux. C’est à l’étage que désormais vont loger les Leroy.

On dit de M. Lejeune qu’il est capable de mourir à cent ans ! A cela, il répond malicieusement : « Cent ans ! Et pourquoi diable veut-on que je parte si tôt ? » A soixante-seize ans, c’est encore un homme vigoureux et robuste, même s’il est devenu aveugle une dizaine d’années auparavant. Sa femme, plus jeune que lui de treize ans, est elle aussi une gaillarde à la santé de fer, connue pour son goût de l’ordre et son autorité, qui n’ont d’égal que sa compassion et sa gentillesse.

Bien entendu, Leroy n’a pas pu cacher ses antécédents à ses nouveaux propriétaires : mais les Lejeune sont braves. L’erreur est humaine. A Ferdinand de prouver qu’il est capable de se racheter une conduite, et de fonder une vie neuve, où nul n’aura cure de son passé peu glorieux. Une occasion qui, on s’en doute, ne se représente guère plus d’une fois dans une seule existence…

Mais Leroy ne saura pas en profiter.

Dans un premier temps, il se montre consciencieux et efficace. Tous les soirs, c’est harassé d’une saine fatigue qu’il se couche auprès de son épouse, dans la tranquillité de son logis. Tous les mois, c’est sans inquiétude qu’il règle le loyer aux Lejeune, sans pleurer sur la somme. Pas question de geindre quand on gagne assez pour nourrir sa famille et avoir un toit au-dessus de la tête. Cette situation ne dure que quelques mois. Au printemps 1906, Leroy est rattrapé par ses vieilles habitudes de paresse. Travailler, c’est trop dur ! Quand il se rend au turbin, c’est en retard. Puis lassé par les réprimandes de plus en plus fréquentes, il n’y va presque plus du tout. Il préfère passer sa journée au café. Là, on boit, on rit, on s’amuse, on vit !

Une telle existence de patachon a ses revers : ainsi, à travailler ça et là un jour de temps en temps, à dépenser plus d’argent qu’il n’en gagne, Leroy se retrouve dans la gêne. Ce qui coûte le plus chaque mois, c’est le loyer. Supprimez le loyer : c’est un beau paquet d’argent qui reste pour s’offrir une chopine ou deux tous les jours ! Les Lejeune se plaignent. Mais ils n’obtiennent que cris d’ivrogne et promesses de violence.

Une lettre arrive un matin de juillet 1906 dans le courrier des Leroy. Le genre de message officiel qui met Ferdinand hors de lui : c’est une citation d’huissier à comparaître. Les Lejeune ont osé porter plainte contre lui ! Une plainte qui aboutit à son expulsion. Cependant, les propriétaires ne voient aucun intérêt à mettre davantage les enfants Leroy, innocents des frasques de leur père, dans une situation encore plus précaire. Ils dispensent donc Ferdinand de payer les quatre mois de préavis obligatoire, mais le prient de quitter les lieux au plus tôt.

Dans le mois qui suit, c’est dans le village d’Asnières-sur-Oise, au lieu-dit « La Catrouge », que les Leroy s’installent… Adieu la jolie ferme : c’est une masure misérable qui les accueille désormais. Un changement de confort qui, à n’en pas douter, n’améliore pas l’humeur de l’ex-détenu…

Le mercredi 16 janvier 1907, onze heures du soir. Les époux Lejeune viennent de rentrer chez eux. Ils se trouvaient chez un ami, M. Dupuis. A leur âge, c’est une chose inhabituelle, et par conséquent, ils ont grandement savouré repas et soirée au coin du feu. Sachant qu’il n’est de bonne compagnie qui se quitte, quand l’horloge de l’église a sonné la demie de dix heures, le couple a pris congé et regagné les Lys dans l’obscurité, encore réjouis par l’agréable moment convivial qu’ils viennent de vivre.

Voilà quelques minutes que la bougie a été soufflée, et le sommeil se fait pressant… Mais Mme Lejeune ouvre grand les yeux, et se relève.

« Eh bien, fait son époux d’une voix endormie… que t’arrive-t-il, la mère ?

« J’ai entendu du bruit. Comme un grincement…

« Du bruit ? Allons… as-tu déjà vu la ferme sans le moindre son ? Cette maison est plus vieille que nous : c’est normal qu’elle grince !

« Ce bruit-là, je ne le connais pas. As-tu fait rentrer le chat ? On eût dit que ses griffes grattaient la porte d’entrée. »

A cet instant, elle entend à nouveau le craquement… et la vieille dame comprend aussitôt. Ce son étrange vient bien de la porte. On est en train d’entrer par effraction chez eux ! Sans perdre un instant, elle quitte la chambre, gagne la salle à manger, trouve à tâtons sur la table la boîte d’allumettes, en craque une. Un souffle l’éteint… Mais pas un souffle de vent : celui d’un homme, distingué une fraction de seconde dans la faible lueur, et qui se trouve à un mètre d’elle ! Mme Lejeune hurle, et deux mains l’attrapent à la gorge, serrant de toutes leurs forces. La technique semble sans doute trop longue au visiteur, puisque bientôt, ce sont les pointes acérées d’un couteau et d’un poinçon qui s’enfoncent dans le cou de la pauvre femme !

« A moi, le père ! On me tue ! »

Réveillé complètement par les cris de son épouse, M. Lejeune surgit dans la pièce toujours plongée dans les ténèbres. Sa cécité est, pour une fois, un avantage : il connaît sa maison parfaitement, il sait se repérer sans rien heurter. S’orientant grâce aux respirations de son épouse et du criminel, il saisit l’individu à bras le corps, le renversant au sol et le maintenant sur le sol dallé de la cuisine, lui bloquant la poitrine des deux genoux. L’homme fait cependant de violents moulinets avec sa lame, entaillant les bras et les mains du vieil aveugle. Tout à sa lutte, Lejeune n’en perd pas moins le sens de l’ouïe. Il entend sa femme bouger, il entend le bruit du buffet qu’elle ouvre. Et dans ce buffet, il le sait bien, il y a une hachette.

« Hâte-toi ! » crie-t-il.

Un bruit métallique en guise de réponse. Son épouse, sans doute gravement blessée, n’a pas pu tenir l’arme pour se défendre, et elle vient de la lâcher au sol !

« Dépêche-toi, je t’en supplie ! Je sens la faiblesse me gagner ! Nous sommes perdus ! »

L’appel de son mari rend quelques forces à la femme. Tant pis pour la hachette, dans un réduit tout proche, c’est un marteau qui sera bien utile. Cette fois, pas question de rater son coup : tenant le manche des deux mains, elle frappe encore et encore l’inconnu, qui crie de douleur ! Elle l’a touché, à la tête lui semble-t-il !

Puis c’est un autre hurlement qui déchire la nuit : celui de M. Lejeune !

« Mon œil ! Il m’a crevé l’œil ! »

Le vieil homme lâchant son agresseur pour se prendre le visage à deux mains, le bandit est désormais libre de s’enfuir. A toute vitesse, il court dans la maison, trouve une buanderie, ouvre la lucarne et se faufile à l’extérieur.

La curée est terminée, et les époux Lejeune sont en vie, mais dans quel état ! Arrivant tant bien que mal à passer des vêtements chauds, se tenant l’un contre l’autre, titubant tout au long du chemin, ils vont appeler de l’aide chez leurs voisins, les Lapierre. Ceux-ci portent les premiers soins au couple mutilé, puis partent à Viarmes alerter le garde Lefebvre, les époux épiciers Baugé, gendre et fille des victimes, ainsi qu’au docteur Darennes, médecin à Viarmes qui décide de leur transport immédiat à l’hôpital de Gouvieux.

A 15 heures, le 17 janvier, le meurtrier est arrêté par le maréchal des logis Guivarch, de la brigade de Chantilly. Il s’agit de Ferdinand Leroy, bien entendu… Il n’a rien trouvé de mieux que de retourner chez lui. Et comme il a été blessé dans la bagarre, sans compter qu’il a oublié son chapeau sur place, remonter le long des éloquentes traces de sa fuite fut un jeu d’enfant pour les gendarmes. Le visage bandé de frais, il est en train de faire une sieste quand les enquêteurs l’encerclent, et c’est par une série de grognements et de mouvements de tête qu’il répond à leurs questions. Oui, il est bien l’auteur de la double tentative d’assassinat…

« Mais j’étais ivre… Je me suis pas rendu compte de ce que j’ai fait. »

Mme Leroy, elle, fond en larmes devant les policiers.

« Ferdinand est parti chercher du travail lundi. Hier mercredi, j’ai reçu une lettre qui m’a fait peur. Il me disait qu’il ne trouvait aucun emploi, qu’il désespérait, mais qu’il serait de retour dimanche. Il est rentré cette nuit, à minuit passé. Comme il s’est couché aussitôt, sans parler, j’ai cru qu’il avait bu, et je ne lui ai pas posé de questions. Ce matin, j’ai vu ses plaies à la tête, je l’ai soigné, je l’ai pansé. J’ai voulu savoir ce qui lui était arrivé, il ne m’a pas répondu. Après la soupe de midi, notre seul repas de la journée, il est retourné se coucher. Vous êtes arrivés… mais que se passe-t-il ? Pourquoi personne ne veut me dire pourquoi vous arrêtez mon mari ? »

Cinq mois plus tard, devant les assises de l’Oise, un grand gars aux cheveux gris, l’air docile, répond de la double tentative d’assassinat de Lamorlaye. Sur son visage, plus trace de ses propres blessures, refermées et guéries moins de quinze jours après la tragédie. Une seule de ses victimes est présente : Mme Lejeune. Elle est désormais veuve. Le 22 février, jour où, soignés et même presque rétablis de leur affreuse odyssée, le couple quittait l’hôpital de Gouvieux, M. Lejeune s’effondrait sur le chemin du retour, victime d’une crise cardiaque. Ce décès, légalement, n’a pas été attribué à l’agression elle-même. Non : cela n’a fait que précipiter la fin d’un cœur usé par trois quarts de siècle d’existence, sans plus. Une différence notable pour l’acte d’accusation. Pas pour le public, qui ne retient qu’une chose : le vieil homme est mort une semaine après qu’on ait cherché à le tuer à coups de couteau.

« Vous avez déjà été condamné cinq fois pour faits de filouterie, vol, et vols qualifiés. Votre dernier passage, devant cette même cour, en 1900, vous a valu six ans de travaux forcés, mais bénéficiant d’une mesure de grâce, vous avez été libéré le 30 juillet 1905.

« C’est exact.

« Le 16 janvier dernier, après une demi-journée de travail, vous quittez le chantier des travaux à Survilliers et vous allez au café Maeggs, de Lamorlaye où vous essayez, mais en vain, de vous faire passer pour un étranger ; puis, vous vous êtes muni d’un poinçon de cordonnier, de votre couteau et vous dirigez vers la demeure des époux Lejeune, qui passaient pour avoir de l’argent, afin de les voler et de les tuer car vous étiez dénué de ressources.

« Je n’avais que l’intention de les voler et non de les tuer.

« Vous avez pensé que les vieillards, bien qu’habitant une maison isolée, pourraient se défendre et vous, vous vous êtes muni d’un fort poinçon pour les en frapper au besoin. Racontez ce que vous avez fait.

« Je suis entré dans leur jardin par une porte non fermée à clé, ouvrant sur la plaine. J’ai traversé le fournil et la cour, puis je me suis emparé d’une cognée de bûcheron posée sous un hangar. J’ai fracturé la porte d’entrée avec, et je suis entré d’abord dans la salle à manger, puis dans la cuisine… »

Après qu’il ait relaté les circonstances de l’attaque, c’est à Mme Lejeune de venir déposer. Le cœur meurtri, mais la tête toujours bien sur les épaules, elle ne rajoute aucun fait supplémentaire au récit de l’accusé, dont elle se contente de dire.

« Je le croyais un ouvrier honnête. Je me trompais. »

Mais Leroy a menti sur quelques points. Il continue à dire qu’il a agi en état d’ébriété.

« Lui, ivre ? Pas du tout, répond Mme Jussaume, la tenancière du café où il passa la soirée. Il a bu, oui, mais il marchait bien droit, sans chanceler, et il parlait tout à fait bien quand il est parti de chez moi. »

Alors, ni en état d’ébriété, ni fou, selon le rapport du docteur Pauthier, Leroy a-t-il encore une chance de voir son crime pardonné ?

« Certainement pas. Les faits sont maintenant connus, avoués. Messieurs les jurés, il ne vous reste plus qu’à faire justice. Pour ma part, je me contenterai de vous réclamer une peine de travaux forcés de vingt années. Ne vous méprenez pas ; ce n’est pas le reflet d’une indulgence exagérée de ma part, car en tant qu’auteur d’une double tentative de meurtre commise avec préméditation, Leroy mérite sans doute la peine capitale… Mais simplement pour lui montrer qu’en agissant de la sorte, il n’a fait que poursuivre sa route de la plus totale médiocrité. C’est un criminel de second rang que l’on juge aujourd’hui. Tant qu’il est dans la force de l’âge, qu’il expie au bagne ! »

Me Raviart ne veut pas en rester là. L’intempérance de son client, sa déchéance morale, son manque d’envie de travailler : ce sont des preuves d’une responsabilité diminuée, d’un esprit qui mérite des soins médicaux, et auquel on peut offrir encore une chance si tant est qu’on fasse preuve de compassion à son égard.

Mais le verdict va surprendre tout le monde, car reconnu coupable sans préméditation, mais aussi sans circonstances atténuantes, Ferdinand Leroy est condamné à la peine de mort ! Les jurés avoueront plus tard qu’ils pensaient, en écartant la préméditation, satisfaire aux réquisitions du procureur… Ils se réunissent, sitôt l’audience levée, pour signer à l’unanimité le recours en grâce présenté par l’avocat de la défense.

Ce n’est pas que le condamné craigne grand-chose : depuis octobre 1905, il n’y a pas eu d’exécution capitale, et le président Fallières accorde immanquablement sa clémence, à tel point que le bourreau au chômage a du trouver un emploi comme représentant d’une marque de champagne ! Sous un faux nom, évidemment !

La peine de Ferdinand sera commuée en perpétuité le 3 août suivant.

A cette histoire, il faut ajouter un détail. Au lendemain du procès Leroy, et ce après avoir condamné un trio de vagabonds, auteurs du meurtre d’un nomade commis le 18 mars - là aussi à Lamorlaye -, à de peines allant de huit ans de travaux forcés à cinq ans de réclusion, les jurés, sommés de donner son opinion quand à la peine capitale en suspens, ne font preuve d’aucune hésitation : la guillotine doit rester active. C’est sur cette décision que la session se clôt.

Alors, que penser ? La peine de mort, spectre nécessaire censé terrifier les criminels, mais qu’on craint d’appliquer quand l’occasion se présente ? Probable. Cela ne ferait que rejoindre l’habituelle hypocrisie qui consiste à se réjouir d’une exécution capitale tout en souhaitant, sitôt celle-ci accomplie, ne plus jamais avoir à « subir » la visite du bourreau…

« Autant de têtes, autant d’avis… »