Pas d'affaire criminelle aujourd'hui, juste un article personnel touchant au même sujet...

"Monsieur Deibler, Drouot et la pyramide maudite".
Ce pourrait être le titre d'un roman de gare, mais non.

Voici quelques semaines, je me suis rendu à une vente aux enchères dans une salle des beaux quartiers parisiens. La quatrième de ma vie. Est-ce par goût ? Pas vraiment, même si c'est une expérience intéressante à laquelle il convient une fois d'assister et mieux de participer.

En 2005, alors que je commençais la promotion de mon second ouvrage, Les Grandes Affaires Criminelles du Vaucluse, j'ai eu la chance de rencontrer Fernand Meyssonnier. Je dis la chance : évidemment, si j'avais été un condamné à mort, mon ressenti eut été tout autre.
Mais en tant que chercheur sur la peine capitale, l'occasion de rencontrer l'un des derniers exécuteurs encore en vie est un moment rare. Voyant qu'il n'avait pas affaire à un illuminé - si, un peu, mais sans danger -, il a accepté de me parler, et nous avons sympathisé. Je l'ai revu trois ou quatre fois, à chaque fois que je me suis rendu chez lui, j'ai été reçu en ami et j'avoue que son décès, en 2008, m'a beaucoup peiné. Ceci étant, après sa disparition, son épouse et leur fille se retrouvaient avec un butin quelque peu encombrant sur les bras : l'ensemble de la collection établie pour agrémenter son musée des châtiments... Instruments de supplice et de torture, articles authentiques, copies plus ou moins ressemblantes, livres et documents anciens, cela représentait une masse considérable à stocker... Je ne veux pas imaginer le prix que l'entreposage de ces articles a pu coûter en dix ans.

En 2012, j'avais été convié, en tant que proche et spécialiste (amateur, certes), à venir assister à la vente aux enchères de l'intégralité des biens... Sauf qu'à la nouvelle de la vente, le Net s'est enflammé : comme Meyssonnier avait été exécuteur du colonialisme, bourreau de la guerre d'Algérie, on a eu vite fait d'affirmer (à tort) que ces objets avaient servi pour torturer les patriotes algériens, que de toutes façons, la vente en elle-même était une atteinte à la bienséance, que faire de l'argent avec de tels instruments relevait de la monstruosité, etc. Pendant plusieurs jours, ça a hurlé au scandale. Référencé en haut de page par Google et contenant forcément quelques informations dignes d'intérêt, le forum Guillotine, au paroxysme de ces débordements, a reçu simultanément 1499 visites - un chiffre qui ne sera jamais plus égalé !
Au final, la vente a été annulée sur décision du ministère de la Culture, histoire de calmer les esprits.

Au final, la collection Meyssonnier se retrouve malgré tout vendue petit à petit, mais sans publicité ni tapage qui risquerait de la compromettre... Deux ventes ont déjà eu lieu, toutes deux en ma présence, toutes deux intéressantes.

En rentrant ce soir-là, j'en ai parlé à Gina, ma compagne, en lui proposant de m'accompagner un jour à une autre vente - pas forcément tournant autour des hautes œuvres - et je me suis empressé de regarder les dates des prochaines ventes à Drouot-Richelieu, le grand centre des enchères de Paris. Seul écueil : les ventes ont lieu en semaine, quand Madame travaille et donc, il faudra prévoir cela pendant l'une de ses journées de repos...

Etant sur le site, j'en ai profité pour jeter un œil sur les prochaines ventes - qui sait, peut-être y aurait-il des articles sur le Second Empire ou sur la peine capitale bientôt ? J'ai donc tapé le mot "guillotine", et trois ou quatre références me sont apparues. Dont une qui m'a stupéfait : les carnets de Deibler. Tiens ? N'actualisent-ils pas leur site ? Voilà quinze ans que la vente avait eu lieu... Mais une lecture plus approfondie m'a fait comprendre que je me trompais.

Rappelons les faits. Anatole Deibler était fils et petit-fils de bourreau, et ce fut tout naturellement qu'il prit la succession familiale. Parti en 1885 suivre son "apprentissage" en Algérie auprès de sa famille maternelle, il achète, la veille de sa première exécution, un lot de carnets de toile grise dans lesquels il notera l'intégralité des condamnés que la Justice lui confiera. Devenu aide de son père Louis, exécuteur en chef de France, et héritant de son poste en 1899, il occupera la place de bourreau pendant 54 années, au cours de laquelle il participera à 395 mises à mort, dont 299 où il fait personnellement tomber le couperet. Egalement, à compter de 1891 - à son retour à Paris -, il utilisa la moitié des carnets pour y noter les condamnations à mort prononcées en France métropolitaine (de façon presque exhaustive, même si les oublis sont rares).

A son décès, les carnets restent en possession de son épouse, puis de sa fille qui finit, dans les années 80, par les confier à un organisme d'histoire et de recherches. Deux auteurs, François Foucart en 1992 et Gérard A. Jaeger en 2001, s'en serviront pour rédiger deux biographies distinctes d'Anatole.

Arrive février 2003. Le hasard m'ayant conduit à lire La Dépêche et à tomber sur un encart mentionnant la vente desdits carnets pour le lendemain, j'ai sauté dans un train l'après-midi même de L'Isle-Jourdain jusqu'à Paris afin d'assister à la vente historique. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'affaire était commentée : la presse écrite, télévisée et radio avait envoyé des reporters exprès. La vente en elle-même fut brève... Et de l'estimation de 10000 euros de départ, les carnets furent vendus... 85000 euros (102.000 en comptant les frais d'enchères).

Par la suite, j'eus l'occasion - via Meyssonnier - d'obtenir une copie des carnets en question, dont pas de regrets...

Et voilà que le hasard me fait tomber sur leur revente, prévue pour le 20 décembre. Cette fois, attendu le 21 près de Toulouse, que faire ? Eh bien, qu'à cela ne tienne, je ne suis après tout qu'un trentenaire en pleine force de l'âge ! Je prendrai la route le 21 à l'aube !

Mais au fait, pourquoi cette seconde vente ?

Tout simplement parce que la société ayant fait leur acquisition en 2003 connaît de gros, mais alors gros déboires judiciaires.

Aristophil semblait pourtant une bonne initiative : c'était une œuvre destinée à la commercialisation et à la sauvegarde de manuscrits, les gens pouvant investir dans l'achat commun d'un article, bénéficiant à terme d'une jolie plus-value et sans doute de remises fiscales... Ils furent 18000 à se laisser tenter, pour la plupart, des artisans, des retraités, des commerçants, séduits tant par le côté historique et culturel que par le gain promis. L'argent de leurs investissements leur arriverait à mesure que de nouveaux "épargnants" rejoindraient le projet...
Ca ne vous rappelle rien ? Un nommé Madoff, non ? Et pour cause : ce genre d'affaire est identique. Cela s'appelle depuis les années 1920 une pyramide de Ponzi.

Dans ce cas précis, l'arnaque a profité d'une surévaluation du prix réel des documents... Par exemple, prix estimé du Manifeste du surréalisme par André Breton : huit millions d'euros ! Prix réel : 800.000 euros ! Il faudra attendre 2015 pour que l'affaire éclate au grand jour, via la liquidation judiciaire d'Aristophil et la mise en examen de son directeur pour escroquerie et fraude. Il n'en reste pas moins que les 18000 arnaqués se retrouvent avec une dette cumulée de 800 millions d'euros, d'où la vente, destinée à leur remboursement, et encore, en partie, puisque les ventes se feront cette fois avec une mise à prix basée sur leur valeur réelle... Ce 20 décembre n'est que le début : près de 200 lots sont mis aux enchères, quand la societé Aristophil était à la tête de plus de 130.000 manuscrits !!! Il faudra au minimum cinq ou six ans pour que tout soit vendu... et on peut douter qu'au final, les sommes détournées soit complètement rentabilisées...

Ceci pour revenir à la vente du 20 décembre. Celle-ci débute à 14h30. Les carnets étant le lot 163, alors même au rythme d'une lot par minute - oui, c'est aussi rapide que ça, et souvent plus rapide encore -, inutile de s'y rendre trop tôt. J'ai donc profité du début d'après-midi pour flâner sur les Grands Boulevards (j'aime, y'a tant de choses, y'a tant de choses, y'a tant de choses à voir) et pour acheter les derniers cadeaux de Noël. Quand je suis revenu vers 16h30, trente lots me séparaient encore du moment que j'attendais.

Celui-ci est arrivé... et s'est terminé presque aussi vite. Je n'ai même pas vu si quelqu'un a enchéri dans la salle. Aucune surenchère par téléphone ou Internet. 23000 euros HT. Presque quatre fois moins qu'il y a quinze ans.

En quittant la salle dans la foulée, j'ai croisé François Foucart, le premier biographe de Deibler, qui m'a confié lui aussi sa grande surprise face au peu d'intérêt qu'a suscité la vente, et notamment celle des carnets, puis m'a évoqué ses prochaines parutions du printemps 2018, et m'a prié de le tenir au courant de l'évolution de mon projet sur Desfourneaux...

Face à une telle dégringolade, en prenant le chemin du retour, je me suis même reproché de ne pas avoir participé à la vente, cette fois. J'aurais pu me le permettre. Oh, certes, vous pourriez me demander à quoi bon... J'ai eu, depuis 2003, l'occasion de compléter les listings des condamnés à mort et des suppliciés de France, et ce en fournissant nombre de détails omis ou mis de côté par Deibler lui-même. Mais c'est un peu l'objet rare, le côté exceptionnel de la chose qui me tentait. Bah... pas de vrais regrets, une fois encore. Je tâcherai de savoir bientôt qui est le nouvel heureux propriétaire, c'est certain.

En espérant que dans quinze ans, à leur prochaine revente, les carnets ne soient plus qu'à 7000 euros et que je sois le seul enchérisseur.