Brocanteur bradé « dans son jus »

Affaire Blanche Duplessy, Roger Jouart et Georges Mercier, Revin

Cour d’assises des Ardennes, 18 novembre 1948

« Bonsoir… »

Le cafetier lève les yeux du comptoir qu’il est en train d’astiquer soigneusement. Le soir tombe et le client se fait rare. Il songe déjà à fermer… mais bon : on ne va pas repousser un consommateur, fut-il Marcel Devis.

« Un café, et un jeton pour le téléphone. »

Sans mot dire, le tenancier lui apporte tasse fumante et jeton métallique. Sans même prendre la peine de goûter au breuvage, l’homme va à la cabine publique au fond de la salle, décroche, demande un numéro à l’opératrice.

« Allô, Blanche ? C’est moi. Ben, je suis à la gare… enfin, à côté, au café. Je serai là d’ici une petite heure environ… J’espère au moins qu’il a vidé les lieux… Enfin… On verra… A tout de suite… »

Puis Devis retourne devant la tasse, l’avale, paye et s’en va, valise en main.

Le cafetier sera probablement la dernière personne à le voir encore en vie.

Six jours plus tard, au commissariat, un homme en tenue de pêche demande à parler au commissaire. Alors qu’il était venu prendre à la ligne vandoises et rotangles, il s’est rendu compte que la chaussée, à proximité immédiate de son poste, était détrempée, rouge et nauséabonde. Le commissaire Choisy se fait conduire sur place, aux côtés du brigadier Beaufils. Et avant même d’y arriver, il reconnaît l’endroit : ce chemin où les conduit le pêcheur, c’est la rue de Rocroi.

« Beaufils… regardez là-bas… Cette maison… »

Le brigadier comprend aussitôt.

« Bon Dieu ! C’est la maison Devis ! »

Si les policiers réagissent de la sorte, c’est que la veille, ils étaient chez le brocanteur pour raisons professionnelles. En effet, Marcel Devis, sous des dehors parfaitement anodins, n’en reste pas moins un repris de justice. Oh, pas un criminel dangereux, mais un brocanteur ayant tendance à revendre des objets dont la provenance n’est pas toujours connue… Cette sale habitude de recel l’a conduit à être condamné plusieurs fois, et à intégrer la liste des personnes « à observer » pour la police locale.

Or, voilà plusieurs jours que les visiteurs s’entendent dire que le patron est absent. Le commissaire Choisy n’ignore pas que, le 28 février, Devis est parti faire affaire à Paris, pas plus qu’il n’ignore qu’il est descendu du train le 09 mars vers 20 heures. On l’imagine mal se volatilisant sur le trajet séparant la gare de son bric-à-brac… et il est incompréhensible que Mme Devis ne s’en soit pas alarmée davantage ! On pourrait soupçonner un crime… Et à compter de ce 15 mars, les enquêteurs en sont persuadés.

Car c’est bien du sang qui couvre le sol, à cent mètres de la maison du brocanteur. Des flaques point encore sèches, à cause de l’humidité du fleuve tout proche… L’endroit est sinistre à souhait, l’idéal pour tendre un guet-apens. Et quelle meilleure façon pour se débarrasser d’un corps que de le précipiter dans les eaux glacées de la Meuse en hiver ? Par chance pour nos hommes, la recherche ne prend que quelques minutes : à cinquante mètres en aval, le brigadier remarque, accroché aux racines d’un saule, un paquet étrange, fait à première vue de tissu humide. Mais c’est bien la dépouille de Marcel Devis qu’ils ramènent sur la berge… un corps gonflé, horrible à voir, avec des plaies bien évidentes sur le crâne.

Le brocanteur a été assommé, puis jeté dans l’eau.

Nul besoin d’attendre l’autopsie : après avoir prévenu des renforts pour délimiter le terrain, Choisy et Beaufils se rendent au 6, rue Blandin et tambourinent à la porte d’un appartement.

« Roger Jouart ! Police ! Ouvrez immédiatement ! »

Faute de réponse, les deux hommes forcent le passage et pénètrent dans le minable studio… Là encore, point besoin de trop attendre pour dénicher ce qu’ils cherchent : dans la salle d’eau, ils trouvent une valise abîmée et des souliers dont la pointure ne correspond pas à celle de l’occupant. Et le bagage porte une étiquette au nom de Marcel Devis.

« Vite, Beaufils, il faut retourner rue de Rocroi ! Peut-être l’oiseau n’est-il pas parti ! »

Dix minutes plus tard, il faut se rendre à l’évidence : il n’y a plus personne non plus à la maison du feu brocanteur. Quelques coups de fil plus tard, l’ensemble des brigades de gendarmerie des environs sont alertées, et les patrouilles déployées un peu partout, surtout aux abords de la frontière belge, à cinq kilomètres de la ville. Stratégie efficace : en moins de deux heures, on conduit au poste, soigneusement menottés, Jouart et une femme au visage dur, qui pourrait être sa mère : Blanche Duplessy, veuve Devis…

Le courage n’est pas la qualité primordiale de Jouart : aussi, comprenant que tout est fini, il ne perd pas un instant pour raconter les faits et dénoncer au passage un autre complice, Georges Mercier, lequel est arrêté avant la tombée du jour !

L’affaire n’a rien, on va le voir, d’un crime crapuleux – bien qu’elle se complique d’un vol.

La Seconde Guerre mondiale s’achève quand Marcel Devis revient en France. Les petits malfrats de bas étage n’ont pas bonne presse chez les nazis, et ces deux dernières années, il les a passées au fond d’une mine de sel de Silésie… De retour dans ses Ardennes, le brocanteur ne retrouve que sa femme. Avant-guerre, leur fille aînée est morte à 24 ans, en leur laissant un petit Marcel, encore au berceau, à charge… Et le 13 juin 1944, leurs fils Alfred et André, âgés de 19 et 17 ans, ont été passés par les armes en compagnie de 103 autres résistants dans le Maquis des Manises, sur les hauteurs de Revin.

Les époux se soutiennent mutuellement dans leur chagrin. Pourtant, on ne peut pas parler, les concernant, d’une union fusionnelle. Malgré un visage peu avenant, Blanche ne se prive pas pour coucher avec n’importe qui, souvent après de copieuses libations dans les cafés de la ville. Cette attitude lui vaut une très mauvaise réputation, bien pire que celle de son mari : on a souvent plus d’indulgence pour un cocu, fut-il un receleur, que pour la femme qui le trompe… Mais à part ça, ils s’entendent assez bien, alors…

Cette relation quelque peu singulière pourrait perdurer si, un jour, Devis n’avait eu la très mauvaise idée, en 1947, de faire entrer le loup dans la bergerie en embauchant Roger Jouart.

A 26 ans, Jouart est un de ces hommes qu’on rêve de ne pas rencontrer. Repris de justice d’un tout autre acabit que Devis, condamné tant pour trafic de cartes d’alimentation que pour coups et blessures ou escroquerie, c’est un ivrogne patenté… et un mauvais fils : n’ayant jamais vraiment quitté le nid familial, il résidait jusqu’alors rue du Théâtre à Charleville avec sa grand-mère, et la pauvre vieille tentait sans succès d’obtenir l’aide des voisins en exhibant les traces des coups qu’il lui portait, ou en réclamant un peu de soupe, faute d’avoir été nourrie par son petit-fils depuis deux ou trois jours… Se disant « chauffeur », sans préciser s’il conduisait des automobiles ou bien s’il aimait brûler les pieds de ses congénères sur des braises, son départ est la source d’un immense soulagement pour les Carolopolitains. Mais à Revin, c’est l’inverse : buveur, agressif, bagarreur, voleur de poules et de lapins, il devient la terreur du village en compagnie d’un autre employé de Devis, Georges Mercier, d’un an son cadet. Ce dernier n’est pas moins intéressant : plus ou moins vagabond, condamné pour vol, on se méfiait de lui, notamment pour avoir été suspect – mais jamais inculpé – de la mort d’un habitant d’Haybes… Mais pour s’imaginer à quel point on le craignait, il convient de préciser que la seule mention de son nom suffisait pour que les vieilles Ardennaises fassent un signe de croix en l’entendant !

Jouart à gauche, Mercier à gauche

Roger Jouart (à gauche) et Georges Mercier (à droite)

Jouart, bientôt, remarque que sa patronne ne manque pas d’attentions à son égard. Certes, elle a vingt ans de plus que lui, mais il n’est pas homme à repousser de telles avances. Le voilà nouvel amant de Mme Devis… Mais – et c’est là le hic -, alors que les autres n’avaient été que des relations de passage, Roger ne compte pas quitter sa place aussi vite… et Blanche n’en a pas l’intention non plus ! L’absence totale de discrétion des adultères conduit le mari dupé à constater au bout de quelques jours son infortune. Et cette fois, il réagit très mal : et la reconnaissance dans tout cela ? Trompé sous son propre toit par son subalterne ! Quelle honte ! Mais Marcel est un faible, et malgré des scènes de ménages régulières et d’intensité croissante – un soir, les voisins entendent même des coups de feu tirés lors d’une dispute -, il ne se résout pas à licencier l’indélicat !

L’opportunité va se présenter au début de l’année 1948, et dans de toutes autres circonstances : en faisant l’inventaire des objets, le brocanteur se rend compte qu’il lui manque plusieurs articles en bronze massif… Le vol est manifeste, et le coupable, à l’évidence, fait partie de son personnel, mais nul ne daigne se dénoncer. Alors, ne faisant ni une ni deux, Devis licencie ses quatre employés. C’est là, le nœud essentiel de l’affaire.

Bien que renvoyé, Jouart continue à voir sa maîtresse en l’absence du mari… Mais se taire n’est pas son fort, et plus d’une fois, devant un comptoir de zinc, il n’a pas hésité à dire que ce bougre de brocanteur finirait mal, et qu’il se chargerait d’en débarrasser la société s’il en avait l’occasion ! Et ces menaces de mort que tous ont entendues, il les confirme devant le commissaire Choisy.

« J’étais furieux… oui, je voulais le tuer… et Blanche était d’accord… elle était malheureuse avec lui, et elle m’avait promis de faire de moi le patron si je me chargeais de supprimer son mari. Mercier a accepté de m’aider mais seulement si on le rembauchait pour un meilleur salaire. Le 09 mars, j’étais chez elle avec Mercier quand Devis a appelé. On est allés l’attendre sur la route, on était cachés derrière les arbres, à cent mètres de la maison. Moi, j’avais une bûche à la min, Mercier un tisonnier. Quand il nous a dépassés, on s’est jetés sur lui et on l’a frappé chacun notre tour. Un seul coup. Ensuite, on l’a pris par les bras et on l’a traîné jusqu’à l’entrée de la propriété… mais il a repris connaissance… il avait mal, il pleurait, il nous suppliait de ne pas le tuer… Mercier l’a frappé à nouveau, puis j’ai fait pareil. Ensuite, on l’a fouillé, on a pris son portefeuille, je lui ai retiré ses croquenots et son chapeau, puis on l’a flanqué à l’eau. Ensuite, on a essayé de cacher nos traces, puis Mercier est reparti chez lui, moi, je suis revenu chez Blanche, je lui a donné le portefeuille et le chapeau pour qu’elle les jette au feu.

« Elle l’a fait ?

« Oui. Elle les a mis dans le poêle.

« Et l’argent du portefeuille ?

« Y’avait pas grand-chose. 40 francs. On se les est partagés, Mercier et moi, au bord du fleuve. »

40 francs, une paire de vieux souliers et une valise à revendre : voilà tout le butin du crime. Certes, l’intérêt n’est pas seul mobile si Blanche a bien poussé son jeune amant à ces extrémités… Mais la veuve n’est pas d’accord : jamais elle n’a eu vent des intentions meurtrières de Jouart et de Mercier. Ce dernier proteste également : lui, il n’a fait qu’aider Roger à jeter le corps à l’eau, rien de plus ! Il n’a tué personne !

« Vraiment ? répond le commissaire Choisy avec un sourire. Pourtant, j’ai là le résultat de l’autopsie pratiquée hier… Elle prouve qu’on a trouvé de l’eau dans les poumons de Devis… »

Hé oui : le brocanteur avait beau avoir la tête fendue, peut-être aurait-il survécu à l’agression si on ne l’avait pas balancé dans le courant ! Il est mort noyé, et Mercier, désormais, ne peut plus faire machine arrière pour se discriminer !

Le jeudi 18 novembre au matin, les voici tous trois en face de leurs juges dans la salle d’assises, place Carnot à Charleville[1]. Curieusement, Blanche Devis comparaît libre, ayant bénéficié d’une mise en liberté durant l’instruction sans doute à cause de son absence de participation active au meurtre. Après avoir laissé le jury s’installer, le greffier Garnier lit l’acte d’accusation et le président Martin démarre les interrogatoires :

« Jouart, vous avez affirmé avoir une responsabilité diminuée à cause d’une blessure de jeunesse…

« Oui, Monsieur le président. On m’a trépané.

« Pourtant, un examen médical approfondi n’a pas pu trouver les cicatrices d’une telle opération, et de même, l’hôpital où vous prétendez avoir subi l’intervention n’a pas conservé la moindre trace de votre passage. Comment l’expliquez-vous ? »

Roger baisse la tête, incapable de répondre. C’est au tour de Mercier d’être entendu.

« Mercier, le crime qu’on vous impute est impardonnable. Mais vos mensonges ne font qu’aggraver votre cas.

« Je ne mens pas.

« Tiens donc ? Pourtant, vous dites avoir été membre du maquis pendant huit mois.

« C’est exact.

« Une telle implication dans la lutte contre l’ennemi mérite d’être saluée… quand elle est vraie. Mais le chef de maquis qui vous a eu à ses ordres a délivré une attestation qui certifie que vous avez bien fait partie de ses hommes… pendant 36 heures. »

Des rires fusent dans la salle devant le grotesque de cette affirmation.

« Quant à votre responsabilité mentale, nous nous fierons aux avis des experts. Cependant, il convient de souligner que votre santé physique est clairement défaillante, et que les rapports médicaux font mention de plusieurs séjours en sanatoriums pour y soigner des crises tuberculeuses. »

De Blanche Duplessy, on n’apprend rien de bien nouveau, elle se contente de se lamenter sur son sort durant les questions du président. Avant d’en venir au sujet du meurtre-même, la partie civile, représentée par Mes Kremer et Corgié, réclame un million de francs de dommages-intérêts pour le petit-fils des Devis.

« C’est Blanche qui m’a demandé de tuer son mari, dit Jouart.

« Il ment ! Je n’ai jamais voulu qu’on fasse de mal à mon époux ! Je n’y suis pour rien ! »

Roger, loin de conserver une seule ligne de défense, revient bientôt sur ses propos.

« C’est Mercier qui a eu l’idée de tuer Devis. Il n’avait jamais d’argent, et il avait déjà essayé de m’entraîner en Belgique pour y faire un coup !

« Sûrement pas ! Je n’étais au courant de rien ! Jouart m’avait dit qu’il aurait la peau de Devis, mais il n’avait jamais parlé de m’emmener ! »

Ce tennis particulier entre accusé se poursuit, et quand le président fait doucement remarquer que Jouart n’a de cesse que d’accuser à tour de rôle sa maîtresse et son collègue, l’accusé répond :

« C’est parce qu’ils en ont parlé tous les deux… »

La chose se poursuit pendant une bonne partie de la matinée :

« C’est Mercier…

« Non, c’est Jouart…

« C’est faux…

« Qui a frappé le premier ?

« C’est moi, dit Jouart. Mais c’était sur l’ordre de Mercier !

« Mais il ment !

« Vous n’avez donc pas frappé Devis, Mercier ?

« Non, jamais ! J’ai donné un coup de main pour porter le corps sur le talus… mais c’est Jouart qui l’a poussé à l’eau…

« Et vous, femme Devis ?

« Je n’étais au courant de rien, se lamente-t-elle. Je n’ai su le crime qu’après coup.

« Et pourquoi, alors, n’avoir rien dit aux autorités ?

« Parce que j’avais peur qu’il m’en fasse autant ! Et s’il m’accuse aujourd’hui, c’est pour se venger ! Il est furieux parce que je ne lui ai pas envoyé de colis en prison après ma remise en liberté ! »

Après environ deux heures d’interruption pour le déjeuner, vient l’heure d’entendre les témoins. D’abord se présente Henry Léon, l’ancien chauffeur de Devis, renvoyé comme les autres lors de l’épisode du vol de bronze.

« Jouart n’a jamais caché ses intentions de se venger. Il a essayé, un jour, de mettre le feu au camion, et il m’a dit à plus d’une reprise qu’il aurait la peau du patron. »

Le docteur Cochemé, psychiatre, conclut à une responsabilité totale des trois accusés. Le docteur Blairon, médecin légiste, vient apporter à la Cour les conclusions de l’autopsie pratiquée par ses soins.

« La victime a reçu quatre coups d’instrument contondant à la tête. Deux d’entre elles étaient mortelles.

« Aurait-elle pu survivre à ses blessures ?

« Je ne saurais l’affirmer. C’est possible, mais improbable, tant la boîte crânienne était enfoncée. Cependant, Marcel Devis était encore vivant avant son immersion. La mort a bien été causée par asphyxie suite à une noyade.

« Que peut-on dire d’autre ?

« Eh bien, j’ai constaté que les deux derniers coups ont été portés presque en même temps, et ce par deux armes différentes, donc par deux individus différents. »

Me Grétéré, avocat de Mercier, ne semble pas approuver les propos du légiste. Puis le défilé des témoins reprend. Mme Lequy, née Duplessy, sœur de Blanche, confirme avoir entendu, au cours de ses visites, Jouart menacer de mort son défunt beau-frère.

« Mais votre sœur ne s’est pas alarmée de l’absence de son époux ?

« Au contraire ! J’étais présente ce soir-là, et elle m’a bien dit qu’elle ne comprenait pas pourquoi Marcel ne revenait pas !

« Mme Calais, quelles fonctions aviez-vous chez les Devis ?

« Ben, je m’occupais de leur linge !

« Vous avez bien dit avoir été témoin des menaces dont l’accusé Jouart s’est rendu coupable à l’égard de votre patron ?

« Non.

« Comment ça, non ?

« Je n’ai rien vu, rien entendu.

« Vous avez pourtant prétendu le contraire, lors des interrogatoires enregistrés durant l’instruction ?

« Oh… c’était si peu de choses. Cela ne vaut pas la peine d’en parler. »

Si Mlle Buvat, assistante sociale, est la seule à se montrer positive envers Mercier durant sa déposition, le discours de Me Corgié, du barreau de Reims, ne va pas faciliter la tâche aux avocats de la défense. Pour lui, Blanche, Roger et Georges sont tous autant coupables dans le crime. Ont-ils seulement songé au petit Marcel ? Quel avenir aura-t-il, ce petit, privé d’un grand-père aimant et avec une grand-mère en prison ?

Ce n’est encore rien à côté du réquisitoire de Léon Flise, l’avocat général. Si on fait le tri des mensonges et des fausses accusations, il est clair que chaque accusé a une part énorme de responsabilité dans l’affaire. Faire deux poids, deux mesures dans la condamnation serait une injustice. Mercier et Jouart ont frappé de concert. Ils se sont entraidés pour précipiter Devis dans la mort. Le ministère public réclame donc, en réparation, leur vie à tous deux. Mme veuve Devis, elle, a été l’éminence grise de cette affaire, la complice passive des assassins. Elle n’a pas de sang sur les mains : soit. Mais cela ne fait pas d’elle une innocente digne d’absolution. Pour elle, comme pour les autres, pas de circonstances atténuantes : vingt ans de travaux forcés, c’est un minimum.

« Vous devez partager la responsabilité du crime entre ses trois auteurs, scande Me Schmittel. C’est une lourde décision qu’on vous réclame, Messieurs les jurés. Et cette décision mérite toute votre réflexion, car la vie d’un homme pèse dans la balance. Roger Jouart n’est pas, il n’a jamais été l’instigateur du crime. Ce meurtre, il l’a reconnu et avoué. Je ne vous demande pas de le pardonner, mais tout du moins de ne pas être inflexible. Je réclame, au nom de mon client, une peine lourde qui sanctionne son geste, mais pas une peine définitive ! »

Me Grétéré, lui, rejette les propos de son confrère : ce serait trop simple ! Si doute il y a, il doit profiter à son client Mercier, pas aux diaboliques ! Jouart est le principal auteur, la veuve Devis la tête pensante, Mercier n’a jamais été qu’un comparse de second ordre.

« D’ailleurs, posez-vous la question : quel intérêt avait mon client à causer la mort de Devis ? Pas le moindre ! »

Me Arnould va, lui, jusqu’à solliciter l’acquittement pur et simple pour Blanche Duplessy ! C’en serait presque risible si la mort ne planait pas dans la salle d’audience.

Il est 19 heures quand les débats sont clos. Une heure plus tard, le président coiffe sa toque et lit le verdict. M. Flise peut être satisfait : toutes ses exigences ont été adoptées. Blanche Duplessy est condamnée à vingt ans de travaux forcés.

« Georges Arthur Mercier et Roger Marcel Jouart sont condamnés à la peine de mort… »

Jouart pousse un hoquet d’horreur, Mercier, lui, ne semble pas encore comprendre le verdict.

« Sur la question des dommages-intérêts, les condamnés ont-ils un commentaire à faire ?

« Je ne dis rien, répond Roger d’une voix sourde.

« Monsieur le Président, gémit Mercier… je ne méritais pas la mort… je ne suis pas coupable !

« Je ne suis pas complice, se lamente Blanche. »

Après les avoir condamnés à verser solidairement la somme de 300.000 francs à Marcel, le petit-fils de leur victime, le président donne aux gendarmes l’ordre d’emmener les condamnés.

Cette nuit-là, Mercier et Jouart partagent l’ancienne cellule des condamnés à mort de la prison de Charleville. Ce n’est que pour une nuit. Dès le lendemain, on les transfère dans leurs nouveaux quartiers : la maison d’arrêt et de justice de Rethel. En effet, depuis la loi du 24 juin 1939, c’est là que la loi envisage d’incarcérer les condamnés à mort ardennais en attente de leur exécution ou de leur grâce. Bien qu’elle soit sise dans une sous-préfecture, la prison rethéloise est la plus moderne encore en activité[2] dans le département, et la seule à disposer d’un espace suffisamment vaste et isolé des quartiers cellulaires pour y dresser la guillotine. Construite cent ans plus tôt à l’arrière du tribunal local, elle n’a pour l’heure accueilli aucun condamné à mort. Deux ans plus tôt, les assises des Ardennes ont bien jugé un tueur en série, Stanislas Walezewsky, mais en seconde instance seulement après les assises de Laon, et comme la justice le réclamait dans le Tarn-et-Garonne, il a été aussitôt transféré de Charleville à Montauban[3].

Les assassins de Revin étrennent donc les lieux, faisant cellule commune, et menant la vie sans surprise des condamnés à mort. Le 27 janvier 1949, leurs avocats reçoivent une mauvaise nouvelle : la veille, la cour de cassation a rejeté leurs pourvois. Il ne reste plus qu’à espérer que Vincent Auriol sache se montrer clément…

Le 24 février, en pleine journée, la porte s’ouvre et un homme aux cheveux blonds, en tenue de bure, fait son entrée. Garagiste de 24 ans, Lucien Lejeune vient d’être, lui aussi, condamné à mort pour avoir abattu un chauffeur de taxi. La vie s’organise à trois : parties de cartes avec le gardien, nuits à dormir profondément ou nuits blanches, c’est selon, repas copieux et visite des avocats pour rythmer les journées…

En mars, les défenseurs reçoivent une convocation pour Paris. Ils s’abstiennent tous deux d’en faire part à leurs clients et font le trajet l’esprit incertain, mais bien décidés à tenter l’impossible une dernière fois. Auriol, lui aussi avocat, ne dit rien et les laisse dans le doute… La décision, il la prend seul dans son cabinet le 16 mars : coupant la poire en deux, il vote la mort pour l’un, la grâce pour l’autre…

Ce choix ne sera connu que le mercredi 27 avril 1949, quand un gros camion bleu fait son entrée dans l’enceinte de la prison de Rethel. A l’intérieur, M. Desfourneaux et ses hommes… et évidemment, les bois de justice. Un rapide passage au Parquet tout proche pour prendre les ordres, une nuit de sommeil dans un hôtel des environs, et en pleine nuit, vers 3 heures du matin, les bourreaux montent la machine dans la cour d’entrée, donnant sur la rue Thiers, laquelle est barrée au niveau de la place de la République, de la rue Labesse et de la rue Feuillet.

4 heures 30, la porte de la cellule s’ouvre, et les occupants font tous un bond. Aucun ne dormait, mais c’est égal : la surprise est complète. M. Courcol, procureur de la République, prend la parole le premier.

« Georges Mercier, veuillez nous suivre, s’il vous plaît… »

Mercier, pâle comme un mort, obéit : mais si on le conduit dans une autre pièce, c’est pour lui annoncer la mesure de clémence que le Président a prise le concernant. Pendant ce temps, Jouart est informé que, dans son cas, la pitié n’a pas été de mise. Il aspire quelques bouffées de la cigarette qu’il fume, et dit, très calmement : « Je m’y attendais… »

Après avoir serré la main de son codétenu Lejeune, il suit les officiels jusqu’à la chapelle pour y entendre la messe de l’archiprêtre Tisseron. Au greffe, il boit deux verres de rhum, et une cigarette supplémentaire. A 5h20, les adjoints de M. Desfourneaux s’emparent de lui.

A 5h25, le bruit métallique du couperet retentit dans la cour. Deux minutes plus tard, après constatation du décès par le docteur Renaudin, la benne municipale quitte les lieux pour le cimetière où l’inhumation a lieu, sous la surveillance du bourreau et du commissaire Liégeois.

Conduit à la prison de Reims le 01 mai, puis enfermé à Mulhouse, Mercier verra sa peine perpétuelle commuée en vingt ans de travaux forcés en 1953. Blanche, elle aussi, verra au fil des années sa peine amoindrie.

Trois mois plus tard, le 30 juillet 1949, le cérémonial exécutoire se répétera pour Lejeune, l’assassin du chauffeur de taxi, dernier supplicié des Ardennes.

[1] L’ancien palais de justice de Mézières, ancien siège de la cour d’assises des Ardennes, a été détruit lors d’un bombardement le 14 mai 1940.

[2] Les prisons de Vouziers, Rocroi et Sedan ont été fermées avant-guerre, celle de Mézières détruite en 1940.

[3] Il s’évadera de la prison montalbanaise le 05 mai 1947 en tuant un gardien, et sera abattu en cavale par les policiers six jours plus tard.

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