758 questions

Affaire Sébastien Schartier et Nicolas Martin, Saint-Plaisir

Cour d’assises du Puy-de-Dôme et de l’Allier, 12 janvier 1944

Affaire Jean-Baptiste Jonard, Catherine Schartier, Sébastien Schartier et Pétronille Springard, Epineuil-le-Fleuriel (Cher)

Cour d’assises de l’Indre, 21-23 mars 1945

Catherine n’en mène pas large face aux inspecteurs. Son regard ne cesse de fuir leurs yeux inquisiteurs, fixant tantôt ses chaussures, tantôt le mur de la pièce, tantôt la fenêtre… Son esprit, lui, reste focalisé sur une seule chose : pourquoi s’est-elle laissé aller de la sorte ? Faire des confidences à une inconnue, fut-elle un homonyme ! Elle se giflerait volontiers ! Mais elle est fatiguée, et les policiers tenaces. Quelques minutes encore, et en larmes, elle trahit pour la seconde fois son frère et son cousin. La partie est perdue pour les assassins de Saint-Plaisir, et pour Auguste Dumousseau et Pierre-Albert Servant, c’est une victoire inespérée… après vingt-trois mois d’enquête infructueuse.

Le commissaire Dumousseau se souvient bien du 17 novembre 1940. Il s’apprêtait à passer un bon dimanche en famille quand le téléphone avait sonné. Pas de trêve pour les braves… les hommes de la brigade mobile de Clermont-Ferrand :

« Ici le capitaine de gendarmerie Besson, commissaire. Je vous appelle de Saint-Plaisir, dans l’Allier. On a retrouvé un vieux boulanger dans son lit, et au vu du sang, il n’est pas mort de sa belle mort. »

Le temps d’appeler les inspecteurs Montaudon et Petit, 130 kilomètres de route, ausweiss à chaque patrouille allemande. Le voyage n’avait pas été une partie de plaisir, malgré le nom du village. Il avait néanmoins fini par arriver à pied d’œuvre, dans cette bourgade située aux confins de l’Allier et du Cher… Une maison isolée, hameau de la Côte Rouge, à 200 mètres environ du centre du village, sur la route de Bourbon-l’Archambault. Un lieu paisible où on n’imagine pas qu’un meurtre puisse se commettre. Il avait été reçu par les membres du Parquet de Cusset, puis constaté sitôt entré dans la chambre que le capitaine Besson avait raison. Jean Aupetit n’était pas mort de sa belle mort, et dans ce cas précisé, cela relevait même d’un doux euphémisme… La chambre était constellée de traces de sang et on ne pouvait plus vraiment parler de visage tant les blessures, béantes, avaient recouvert les traits de sang séché. Les deux voisins, MM. Lassauzet et Avenir, qui avaient découvert la scène les premiers ce matin-là, étaient encore pâles de nausée en se remémorant la chambre à coucher… « On ne l’avait pas vu de la veille, alors on s’est inquiétés… on est allés chercher le maire, on voulait pas rentrer sans avoir le droit… mais on ne pensait pas le trouver ainsi… Pour sûr que non… »

Accroché au mur, un journalier à effeuiller avait renseigné les gendarmes, la feuille du 14 novembre se trouvant toujours en place. Monsieur Aupetit, 74 ans, était sans doute mort deux jours plus tôt, dans la nuit du 14 au 15. L’œuvre d’un cambrioleur, de toute évidence, si on se fiait à la pagaille noire de tiroirs vides, d’objets renversés et de vêtements retournés qui jonchaient le sol dans toutes les pièces.

Les habitants du village étaient sous le choc : tous avaient, un jour où l’autre, acheté du pain au père Aupetit. Tous l’avaient décrit comme un homme affable, mais d’une grande discrétion, sans doute accentuée par sa surdité prononcée depuis plusieurs années. Cela expliquait sans doute pourquoi c’est bien couché qu’on l’avait assailli : toute personne dotée d’une ouïe en bon état se serait levée en entendant le malfrat briser un carreau pour rentrer dans la maison !

« Pour de l’argent ! se lamentait sa fille, accourue de Bourbon-l’Archambault, à qui on avait interdit de voir le corps mutilé. Mon pauvre père ! Personne n’ignorait qu’il avait de belles économies ! Il a toujours vécu sans excès ! »

Information importante, mais qui complique la tâche des policiers. Si feu M. Aupetit ne faisait pas mystère de sa petite fortune, cela augmentait d’autant la liste des suspects… C’était vrai que tous les villageois le pleuraient, mais n’y avait-il pas, au milieu du lot, quelques larmes de crocodile ? Personne n’osait y penser : une telle horreur ne pouvait pas être l’œuvre d’un local. Toutefois, si l’argent était bien le mobile du crime, il fallait croire que son auteur n’avait pas spécialement fait d’efforts pour le récupérer, car la police, elle, avait su retrouver bien des richesses dans la maison. D’une part, dix mille francs en titres – sans doute laissés là parce que difficiles à négocier -, et dans une malle, derrière une porte, 15.000 francs supplémentaires, planqués sous quelques chiffons et d’autres hardes ! Selon la fille de la victime, seuls manquaient moins de mille francs servant aux achats alimentaires de son père et quelques pièces de vingt francs en argent, pas davantage ! Mais les pièces – 31, pour être précis – sont retrouvées à leur tour !

Le 18 au soir, le docteur Giroux, dépêché par le Parquet de Cusset, pratiquait l’autopsie.

« Messieurs, voici ce que je puis dire de l’examen. M. Aupetit a succombé à plusieurs fractures du crâne et à l’hémorragie qui en a résulté. Il a reçu, pour ce faire, trois coups d’un instrument contondant, l’un en plein front, l’autre au-dessus de l’œil gauche et un autre sur la nuque. Par «chance », si je puis dire, la mort est survenue presque instantanément.

« Mais quel genre d’instrument ?

« J’aurai du mal à faire preuve de plus de précision, mais j’hésite uniquement entre deux outils, soit un marteau, soit une hache.

« Une hache de bûcheron ?

« Non, non, les plaies ne sont pas aussi énormes. Il faut voir plus petit. »

Le lendemain matin, tout le village s’était réuni à l’église pour les obsèques du boulanger, et au sortir de la cérémonie, les commentaires allaient bon train : le coupable serait-il sous les verrous avant la fin de la semaine ?

Mais les jours étaient passés, puis les semaines, et revenu à Clermont, le commissaire Dumousseau avait eu d’autres enquêtes à mener – à terme, ces fois-ci. L’assassin de Saint-Palais était devenu son Arlésienne. Rien n’avait été laissé au hasard : filatures, pistes diverses, empreintes digitales… mais malgré l’assistance de ses hommes, les résultats restaient nuls, et le seul suspect digne de ce nom avait fini par bénéficier d’un non-lieu. La mort du boulanger semblait destinée à demeurer impunie.

25 octobre 1942 : l’inspecteur Servant fait irruption dans le bureau du commissaire.

« Patron ! On a enfin une piste dans l’affaire Aupetit !

« Oh là, ne vous réjouissez pas trop vite !

« Je sais bien, patron, mais c’est la première fois qu’on a un nom, un vrai !

« Et d’où nous vient l’indicateur ?

«C’est une occupante de la prison de Montluçon. »

La veille, Elsa Chartier, détenue dans la minuscule maison d’arrêt, avait demandé à parler au directeur. Une de ses co-détenues lui avait imprudemment parlé « d’un vieux que son frère et son cousin avaient décanillé » quelques années plus tôt. Sottise, vantardise ? Elsa n’avait pas cherché à le savoir, et au fond, son intention n’était pas tant de voir un crime résolu que de bénéficier de clémence pour enfin être libérée, délivrée. Le directeur n’avait pas pris ses déclarations à la légère et contacté aussitôt la gendarmerie, qui elle-même avait transmis l’écho à la brigade mobile.

« Et donc ? Comment s’appelle notre bavarde ? répond le patron, un sourire incrédule aux lèvres.

« Catherine Schartier… et les assassins, s’il faut la croire, ce sont Nicolas Martin et Sébastien Schartier. »

Le commissaire cesse alors de sourire.

« Schartier ? Evidemment… Bon, ne perdons pas plus de temps. Ca fait presque deux ans que nous attendons de mettre un terme à cette histoire… »

Et c’est donc pied au plancher que Dumousseau et Servent rallient Montluçon afin de s’entretenir plus en détail avec Catherine Schartier... laquelle finit par répéter ce qu’elle a eu la mauvaise idée de confier à sa traîtresse de codétenue. Le témoignage, soigneusement consigné, permet de procéder à l’arrestation de Nicolas Martin à son domicile de Vallières, dans la Creuse, avant d’être confié aux bons soins des magistrats de Cusset. Mais en ce qui concerne Sébastien Schartier, c’est encore plus simple… car il dort, depuis le début de l’année 1942, dans une des cellules de cette même maison d’arrêt de Montluçon !

Les Schartier : rares sont, dans le Bourbonnais, ceux qui n’ont pas, une fois ou l’autre, entendu parler d’eux… et évidemment, les membres des forces de l’ordre ne sont pas en reste. Ce sont en fait plusieurs familles de romanichels, qu’on appelle de façon générique des « vanniers », des semi-sédentaires, basés dans le Puy-de-Dôme, de ceux qui salissent la réputation de tous les nomades. Ils ont contre eux des casiers judiciaires par trop remplis, et leurs faits d’armes ont souvent été commentés dans la presse locale, voire nationale. En juillet 1923, dans l’Allier, François Schartier a blessé d’un coup de fusil son cousin Michel Schartz… En août 1929, c’est Joseph Schartier qui fait subir un sort semblable à son rival Auguste Piquet, près de Moulins, subissant en représailles l’incendie de sa roulotte ! Et comment oublier Louis Schartier ? A l’automne 1932, cet acrobate de cirque, condamné en 1924 à cinq ans de réclusion par les assises des Landes, s’était fait une spécialité de cambrioler les églises de Loire-Inférieure et de la Vienne, fracturant les troncs et dérobant les objets de culte ! Arrêté au début de l’année suivante, condamné à un an de prison et à la relégation, il avait joué de sa souplesse pour s’évader de la prison de Châteaubriant le 23 août, pour échapper à la vigilance des policiers et n’être finalement repris dans l’Indre qu’en… janvier 1938 ! A 35 ans, Sébastien, dit « Bibille », déjà patriarche – il est marié et père de huit enfants - n’est pas le moins dangereux de la famille, et il a déjà fait couler le sang. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est actuellement entre quatre murs, en train d’attendre une comparution devant les assises… Dans les premiers mois de l’année 1941, Sébastien a fait connaissance du nouvel amant de sa sœur cadette Catherine, un certain Jean-Baptiste Jonard. Ce Gannatois est aussi un garçon intéressant, malgré son jeune âge – il n’a que 22 ans. Spécialiste des cambriolages, il a été promptement envoyé pour vingt ans à la centrale de Clairvaux… mais la débâcle de juin 1940 a causé suffisamment de tumulte pour lui permettre de s’évader ! Les deux couples se retrouvent chez les Schartier, alors en résidence surveillée à Montaigut-en-Combraille, pour organiser… une nouvelle série de vols ! Tous les six jours environ, Jean-Baptiste et Bibille faussent compagnie aux guetteurs et partent commettre un nouveau coup. Souvent, ils se contentent de visiter les hangars ou tout autre corps de ferme resté la porte ouverte. Mais quand ils se sentent en forme, ils se montrent plus téméraires, suivant une méthode bien rodée : une ferme isolée, un volet qu’on force… Jonard, diamant dans une main, roulette de vitrier dans l’autre, taille un carreau en silence puis ouvre la fenêtre… Après, il ne reste plus qu’à se servir.

Le 23 août 1941, Jonard, Schartier, son épouse Pétronille et sa petite sœur Louise prennent à bicyclette la route pour Riom, où l’un de leurs cousins doit être jugé. En chemin, le quatuor croise la route d’une patrouille de gendarmerie. L’Occupation n’a pas fait diminuer la méfiance des forces de l’ordre envers les gitans[1], bien au contraire : à la seule mention de « contrôle d’identité », les hommes font feu des deux fuseaux, abandonnant, outre les trois vélos volés le jour-même, les deux femmes qui sont illico conduites à Riom – mais à la maison d’arrêt. Jonard et Schartier, eux, regagnent Montaigut en coupant à travers champs, avant de reprendre leur existence de cambrioleurs… il faut bien que tout le monde vive ! Recrutant au passage des membres de la vaste famille Schartier, ils accélèrent la cadence de leurs larcins.

Des cambriolages perpétrés à Monetay, Pouzol, ou à la Poste de Châtel-de-Neuvre viennent s’ajouter au long, très long palmarès de leurs méfaits ; ils emportent n’importe quoi, des volailles, des lapins, des habits, des vivres, du tabac ou des cartes d’alimentation – ils iront jusqu’à dérober une clochette et des cierges au presbytère d’Ids-Saint-Roch - mais ce ne sont là que des vols avec effraction. Un cap va être franchi dans la nuit du 24 au 25 octobre suivant.

Ce soir-là, après un trajet à bicyclette, la bande rentre chez le boulanger Cozard, à Meaulne, dans l’Allier. Cependant, leur manque de discrétion les empêche d’aller au bout de leur fric-frac, et se rendent à trois kilomètres de là, dans le département voisin, à Epineuil-le-Fleuriel. Là, c’est une villa, appartenant à Pierre Reyt, un professeur parisien, qu’ils pillent consciencieusement… mais au moment-même où, les bras chargés, ils quittent la maison et rejoignent leur vélos, deux phares les éblouissent ! C’est une fourgonnette dont descendent deux hommes, arme au poing : les gendarmes de Vallon-en-Sully ! Catherine Schartier, qui jouait les guetteuses – sans grand talent, il faut le reconnaître -, ne perd pas un instant pour se fondre dans la nuit, suivie par son neveu Georges ; mais Jonard et « Bibille », eux, furieux d’être surpris de la sorte, dégainent chacun un revolver et tirent. Avec un cri rauque, le gendarme Boutonnet s’effondre par terre. Son supérieur, le maréchal des logis-chef Thuret, se précipite vers lui et le tire hors d’atteinte des balles. Cette intervention va sauver la vie du gendarme, même si elle permet aux malfrats de s’enfuir, une fois encore !

Rentrer bredouilles d’une telle expédition n’est pas fait pour satisfaire les bandits, et dès le lendemain, la litanie de leurs coups reprend de plus belle… et désormais, au mépris de la règle des cambrioleurs[2], ne sortent plus qu’armés… et au volant d’une voiture achetée 2.000 francs, ce qui facilite grandement leurs déplacements suivants !

Le 18 décembre, c’est dans une forêt de Bigny-Vallenay, où ils ont dressé leur camp, qu’ils sont dérangés une fois de plus par les gendarmes. La veille, à Montluçon, la police a arrêté un de leur complices, Joseph Schatz, 17 ans, et ce dernier n’a pas su cacher bien longtemps la « planque » de ses chefs ! Leur approche est vite éventée, mais les policiers n’ont pas dit leur dernier mot : une battue est organisée. Il s’agit de débusquer les gibiers de potence… Celle-ci ne donne rien, ou presque, car au moment où ils regagnent leur brigade, le gendarme Alain et l’adjudant Guillet tombent nez à nez avec Jonard et Schartier et parviennent juste à se tapir au sol quand ceux-ci tirent deux coups de feu sur eux !

Au début de l’année 1942, la guerre des gendarmes contre la bande Schartier aboutit à peu près à un score nul. Les larcins se succèdent, mais déjà trois membres secondaires sont derrière les barreaux. Le 06 février, le capitaine Fontfrède, qui commande l’unité de gendarmerie du Puy-de-Dôme, décide que trop, c’est trop : il n’est pas question que ces hommes échappent plus longtemps à la justice. L’après-midi même, il apprend que la brigade de Maringues est parvenue à appréhender deux nouveaux complices, mais que cinq autres sont toujours en cavale, dont, évidemment, Jonard et Schartier.

La nuit sera longue et c’est sous les bourrasques glacées d’une tempête de neige que Fontfrède se lance en personne à la poursuite des derniers bandits libres. Une poursuite sur les toits glissants, une légère blessure au pied pour l’adjudant-chef Fradillon, et les menottes se referment sur les poignets de deux fuyards. Il est 4 heures du matin, et même les plus acharnés des enquêteurs commencent à donner de nets signes de fatigue, mais le capitaine ne l’entend pas de cette oreille. Il galvanise ses hommes, multiplie les coups de téléphone, donne des ordres précis. A 6 heures, une sonnerie. Au bout du fil, l’adjudant Arnaud, de Clemont-Ferrand : cette fois, il n’en manque plus un seul ! La bande Schartier vient de prendre le bouillon !

Le bilan des activités de la bande a de quoi laisser pantois : une soixantaine de vols commis en réunion en moins d’un an, et c’est probablement sans compter les « coups » commis en solo à droite et à gauche par ses membres… En ce cas, le chiffre doit frôler la centaine, et même la dépasser ! Mais s’il a bien eu échange de coups de feu contre les gendarmes, la responsabilité des vanniers dans l’affaire de Saint-Plaisir ne semblait pas, de prime abord, une évidence. On les avait soupçonnés un temps, mais les Schartier, s’ils sont des voleurs, ne sont pas des assassins. Les inspecteurs Dumousseau et Servent ont de l’expérience, et en étudiant le cas de deux individus, concluent que « Bibille » est, des deux, le moins apte à craquer. Le 27 octobre, ils interrogent donc «Nicole » le premier… et ils font bien, car ce dernier ne se fait pas prier pour passer à table, fournissant même dès le début la preuve irréfutable de la préméditation !

« J’étais à Sancoins, en décembre 1939, quand Sébastien est venu me rendre visite… C’était pas pour prendre de mes nouvelles… il m’a parlé d’un vieux boulanger avec des sous, à Saint-Plaisir, un vieux qu’on pourrait facilement faire disparaître sans risques. J’ai refusé. En septembre 1940, je l’ai retrouvé à Bressolles, et il a proposé qu’on fasse la route ensemble, alors on a roulé dans le coin pendant presque deux mois. Un jour d’octobre, on est passés par Saint-Plaisir, et en chemin, il m’a montré une maison, en me disant que c’était celle du boulanger qu’il comptait tuer… On y est revenus la semaine suivante, et là, il s’est carrément arrêté chez lui ! Le vieux était intéressé par un bourri, et Bibille le lui a vendu après un peu de marchandage… Quand on est repartis, il m’a montré tous les avantages à faire le coup : le vieux avait payé l’âne sans trop discuter le prix, et en plus, il était sourd comme un pot, alors… il m’ennuyait un peu, mais j’avais pas le sou, alors j’ai fini par dire oui, alors qu’on était à Villefranche d’Allier. Il m’a dit de ne pas s’inquiéter, qu’il allait gérer… Le 14 novembre, il m’a dit d’aller faire signer mon carnet[3] à la mairie, que ça servirait d’alibi au cas où, et qu’on agirait au soir. Alors, quand la nuit est tombée, on a pris les vélos et on a roulé jusque là. On a laissé les clous à deux ou trois cents mètres de la maison… A l’arrière, y’avait comme un cagibi, et Bibille m’y a fait prendre une hachette et une barre de fer, puis on est allés à la fenêtre de la chambre. J’y suis allé assez doucement, avec la barre, pour faire sauter le carreau, mais Sébastien me disait que ça risquait rien, puisqu’il n’entendrait pas. J’ai donné un coup, la vitre s’est pétée, j’ai passé le bras, et hop… Il est rentré le premier, sauf qu’il a allumé directement sa lampe-torche, et que ça, ça a réveillé le vieux aussi sec, et il s’est relevé sur son lit. Il a pas dû nous voir, la lumière comme ça, c’est sûr que ça l’a ébloui, mais Bibille lui a pas laissé le temps de s’habituer, et il a donné deux coups de hachette sur la tête… puis comme j’ai vu qu’il bougeait encore, je lui ai dit, alors il a frappé de toutes ses forces une troisième fois. Après quoi, on a fouillé tout. On a trouvé des titres, mais on savait bien qu’on pourrait jamais les refourguer, alors on les a laissés. On a cherché pendant une heure, mais on n’a mis la main que sur 100 francs… Alors on est repartis avec. On a repris les vélos, et pas très loin de là, y’avait un trou d’eau, Sébastien y a jeté la hachette. Quand on est enfin revenus à Villefranche, on est allés dans sa roulotte et il a partagé. Soixante francs pour moi, le reste pour lui… »

Ces aveux, il les répète devant le juge d’instruction de Cusset, et quand, le 29, Schartier, transféré de frais à la prison locale, en est informé, il ricane :

« Ah, le sagouin… Il a pas menti sur tout… sauf que c’est pas 100 francs, mais 700 qu’on a récupéré, et que c’est pas moi qui ai tué le père Aupetit, c’est lui… »

L’étang est dragué, et la hachette ramenée à la surface. Affaire classée, enfin, pour la brigade mobile.

Pour la justice proprement dite, tout reste à faire. Pour des raisons tant chronologiques que pratiques, ce sera le crime de Saint-Plaisir qu’on jugera en premier, l’instruction des cambriolages risquant de prendre énormément de temps...

Le mercredi 12 janvier 1944, c’est à Riom[4] que comparaissent Nicolas Martin, né le 03 novembre 1904 à Maringues, vannier, et Sébastien Schartier, né le 21 octobre 1907 à Varennes-sur-Loire, sans profession. Deux hommes dangereux, tous deux titulaires de plusieurs condamnations… autant dire du genre à ne pas inspirer la pitié, d’autant que, sans se concerter, les deux accusés se passent la balle quant à la responsabilité du meurtre, reviennent sur leurs précédents aveux, chicanent sur le moindre petit détail, tentant de rendre le travail du président Heuillard et des assesseurs Geauffre de la Pradelle et Vialatte impossible. Ainsi, deux jours avant l’audience, Martin a fait écrire par un co-détenu une lettre dans laquelle il dit avoir porté les coups mortels au père Aupetit, mais durant le procès, le voilà qui proteste et joue les innocents ! Et que dire des douze témoins, dont les policiers de la brigade mobile ? Ceux-ci rapportent qu’au cours des interrogatoires, ils ont recueilli les dépositions des complices de Schartier – ceux des cambriolages non encore jugés. Plusieurs se sont bien souvenus que « Bibille » ne faisait pas mystère de sa culpabilité, qu’il s’en vantait même : il fallait être fort, quand même, pour rouler dans la farine la police de la sorte !

Ce genre de vantardise touche l’avocat général Ducrochet qui va, dans un discours précis et chronologique, démontrer aux jurés qu’il n’y a pas lieu de chercher plus loin les coupables, et qu’au vu de leur parcours des plus discutables, il est inutile de s’encombrer de sentiments pour décider de leur sort. Oui, ils sont pères de famille, mais avant tout, ce sont des mauvais sujets, même si Schartier dépasse en malice son cousin Martin… D’une voix calme et posée, digne de celle d’un professeur expliquant à ses élèves les mystères de l’arithmétique, M. Ducrochet conclut en demandant la mort pour les deux inculpés.

Me Lavaud, de Cusset, et Me Sohn, de Riom, représentant respectivement Marin et Schartier, n’ont pas la tâche aisée.

« Martin n’a été qu’un comparse, un suiveur, qui n’a pas de sang sur les mains…

« Sur quels témoignages accable-t-on Schartier ? Sur les propos d’anciens complices, furieux d’avoir été pris, et qui cherchent à détourner les soupçons de leurs personnes quant à d’autres méfaits en accusant sans honte mon client… Un acte de vengeance, bien médiocre, bien basse, que vous saurez rejeter ! »

Verdict au bout de trente minutes de délibérations : dix-sept réponses positives. Circonstances atténuantes pour Martin, aucune pour Schartier. C’est la mort, selon toute probabilité dans la cour de la maison d’arrêt de Riom, la lame de la guillotine dans la lumière faible de l’aube… Mais il reste encore à juger les cambriolages – et les coups de feu sur les gendarmes, qui sont qualifiés de tentatives de meurtre sur agents de la force publique… soit un autre crime capital. C’est un casse-tête judiciaire : le champ d’opérations des malfrats court sur quatre départements, ils vont être douze à comparaître – sur 28 arrestations ! – pour répondre de 57 chefs d’inculpation ! Au final, la Cour de cassation, sommée de statuer sur la cour d’assises compétente pour juger l’affaire, désigne celle de l’Indre plutôt que les autres.

A l’hiver 1945, c’est donc sous bonne escorte et dans sa tenue de condamné à mort que Sébastien Schartier rejoint la maison d’arrêt de Châteauroux.

Mercredi 21 mars, à 9h30, le président Petit annonce l’ouverture de la seconde et dernière affaire des assises de l’Indre. Contrairement au procès de Riom, on s’attend à plusieurs journées d’audience, et le procureur général sollicite donc un juré supplémentaire avant que les douze accusés, sept hommes et cinq femmes, ne pénètrent dans la salle, se serrant comme ils peuvent dans le box trop exigu pour leur nombre. Une bande disparate et assez jeune : aucun n’a plus de 40 ans. Au premier rang, les chefs.

« Vos noms, prénoms, date et lieu de naissance, et qualités…

« Schartier, Catherine, née le 10 juin 1916 à Riom, vannière.

« Jonard, Jean-Baptiste, né le 13 décembre 1918 à Gannat, manœuvre.

« Springard, Pétronille Marie Célestine, épouse Schartier, née le 11 septembre 1907 à Pont-du-Château, vannière.

« Schartier, Sébastien, né le 21 octobre 1907 à Varennes-sur-Loire, vannier… »

Les huit autres inculpés se présentent à leur tour : Georges Muller, François Sabatier, les époux Cornieux, les époux Courteau, Jeanne Metretin et Xavier Bony, complices d’un vol ou bien simples receleurs… Puis vient le moment de lire l’acte d’accusation, une tâche qui revient à l’huissier Léonet et qui va prendre pas moins d’une heure et demie… menant directement à une suspension d’audience pour le déjeuner.

Dès l’après-midi, le président rentre dans le vif du sujet en interrogeant Jonard et Schartier.

« Schartier, vous avez été désigné comme étant l’auteur du coup de feu qui a blessé le gendarme Boutonnet.

« C’est faux ! C’est Jonard qui a tiré !

« Vous n’avez, je le rappelle, plus grand-chose à attendre de la justice des hommes, puisqu’un autre tribunal vous a déjà condamné à mort voici un an. Mettez-vous en règle avec votre conscience !

« Je n’ai pas tiré sur le gendarme, insiste Schartier.

« Ce fut donc vous, Jonard ?

« Moi ? Je n’avais pas d’arme ! C’est Schartier qui tenait un revolver !

« Nous n’en sortirons donc pas ainsi… Catherine Schartier, vous avez pourtant déclaré devant le juge d’instruction que votre frère avait bien, ce soir-là, une arme, un revolver de fort calibre.

« Oui, répond la jeune femme, honteuse sous le regard flamboyant de son aîné.

« Et vous avez aussi dit que quand il vous avait rejoint, il avait pris la peine, sous vos yeux de recharger son arme en y mettant quatre projectiles neufs.

« Oui.

« On peut donc déduire que vous mentez, Schartier. Alors, je répète, qui a tiré sur les gendarmes ?

« Ce n’était pas moi, ni Jonard ! dit alors Schartier. Nous n’étions pas armés !

« Et qui a pris, le premier, la décision de lancer une « campagne » de cambriolages aussi importante ?

« C’est Jonard, dit Schartier.

« C’est Schartier, répond Jonard. »

Le président hoche la tête avec dépit… oui, c’est un procès qui s’annonce long. En plus, outre le nombre « d’affaires » à traiter – qui jetteraient le doute dans l’esprit de quiconque - il a affaire à de petits malins : tous cherchent à minimiser leur implication personnelle dans la conception et l’action, et quand il l’interroge sur l’un des cambriolages, Jonard a l’aplomb de rétorquer avec un sourire :

« Que voulez-vous que je vous dire ? Il y en a eu tellement, Monsieur le Président ! Je ne peux pas me souvenir de tout ! »

Après les déclarations peu révélatrices des complices de seconde zone, le président suspend les débats jusqu’au lendemain.

Les premiers témoins à se présenter à la barre, au matin du 22, sont les gendarmes Boutonnet et son supérieur Thuret.

« Pouvez-vous relater les circonstances de votre intervention du 25 octobre 1941 ?

« Nous avons été avertis, à la brigade, d’une tentative de cambriolage avortée à Meaulne. Le maréchal des logis-chef et moi-même avons pris la voiture pour patrouiller. Nous arrivions près d’Epineuil quand nous avons remarqué, abandonnées dans le fossé, plusieurs bicyclettes. Leur présence, à une certaine distance de la première maison du coin, nous a paru suspecte, et nous nous sommes rangés dans un chemin voisin, dans l’obscurité tous phares éteints, en attendant le retour des « propriétaires ». Vers 3h30, nous avons vu arriver quatre personnes, dont une femme, et nous avons allumé les phares.

« Vous avez donc pu reconnaître ceux-ci ?

« Deux d’entre eux : Jonard et Schartier.

« Que s’est-il passé ensuite ?

« Il y a eu des cris quand nous nous sommes présentés, puis ils se sont dispersés, et comme je courais vers eux, j’ai reçu une balle dans l’épaule droite qui a nécessité mon hospitalisation à Montluçon.

« La blessure fut-elle grave ?

« Aux dires des médecins, oui, mais l’extraction a été simple, et la plaie soignée à temps.

« Conservez-vous des séquelles ?

« Cela reste un peu douloureux, mais rien de vraiment handicapant, surtout dans ma profession.

« Pouvez-vous reconnaître la balle qui vous a blessé parmi les pièces à conviction ?

« Oui, elle s’y trouve. Une balle de cuivre, de gros calibre… »

« Autrement dit, une balle correspondant au revolver qu’on attribue à Schartier.

« Je n’ai pas tiré sur lui, je n’étais même pas armé !

« Jonard ?

« Ce n’est sûrement pas moi ! »

Mais M.Thuret n’est pas de leur avis :

« Quand nous avons procédé aux sommations d’usage, j’ai bien constaté que les coups de feu ont été tirés par deux personnes distinctes. »

Vient le tour de l’adjudant Guillet, venu témoigner seul, le gendarme Alain étant décédé durant l’instruction : lui aussi identifie Jonard et Schartier, mais sans pouvoir accuser l’un ou l’autre d’avoir fait emploi d’une arme en le voyant.

« J’ai, malheureusement, plus songé à défendre ma vie qu’à regarder lequel est deux cherchait à nous abattre.

« La Cour le comprend bien. »

Nouvelle interruption pour le repas, et quand l’audience reprend, c’est le procureur général Benoît- Cattin qui se lève pour commencer son réquisitoire :

« Face à nous, il me semble voir les héritiers des bandits de grand chemin d’autrefois. Et ces hors-la-loi finissaient toujours par commettre l’irréparable. De voleurs, ils devenaient assassins. La bande à Schartier, elle aussi, sévissait sur les routes. Elle aussi, était destinée au meurtre, tout du moins le chef. A travers tout ce fatras de procédures, je voudrais vous montrer les lignes infiniment simples de cette affaire. Car ces douze individus se sont spécialisés, presque exclusivement, dans le vol qualifié. Oh, il serait facile de leur attribuer à tous un rôle équivalent, avec une culpabilité équivalente. Mais ce ne serait pas justice. Pour ma part, seuls deux des accusés méritent qu’on s’intéresse vraiment à leur responsabilité : Sébastien Schartier et Jean-Baptiste Jonard. Les autres ne sont pas pour autant des comparses négligeables, car ils ont intégré les rangs de cette bande en parfaite connaissance de cause. Je vous laisserai donc, Messieurs les Jurés, établir leur part de culpabilité à chacun, et à la Cour le soin de statuer sur la peine qui doit les sanctionner. Pour Schartier et Jonard, le cas est beaucoup plus grave. Lequel est le meneur ? Schartier, assurément, a endossé ce rôle, de par son « expérience » et son âge, et il semble établi que c’est lui qui, à chaque fois, a été l’auteur principal des coups de feu tirés contre les gendarmes, et il ne faut pas l’oublier, il a aussi à son actif un assassinat commis dans les pires circonstances. Jonard a toujours été son second, et s’il est largement impliqué dans cette affaire, il n’a jamais pris la direction de ces attentats à la vue humaine. Je ne m’oppose donc pas à ce que vous votiez pour lui l’admission de circonstances atténuantes. Mais j’entends bien que vous confirmiez le verdict de vos semblables de Riom qui ont jugé que Schartier devait être retranché de la société de façon définitive. »

A ces mots, Jean-Baptiste et Bibille baissent la tête, et crispent les doigts sur la rambarde du box… Pour eux, il faut espérer que les avocats sauront être éloquents…

A tour de rôle, les neuf défenseurs prennent la parole. Les plaidoiries sont longues : elles ne s’achèvent qu’au beau milieu de la nuit, après une interruption de deux heures, entre 19 et 21 heures. Les jurés et la Cour, accablés de sommeil, se retirent pour répondre à 758 questions, qui les font revenir à 5 heures du matin, le 25 mars.

« La Cour et le jury, après en avoir délibéré, condamnent :

Schartier Sébastien à la peine de mort.
Jonnard Jean-Baptiste aux travaux forcés à perpétuité.
Muller Georges et Sabatier François à quatre années de réclusion.
Schartier Catherine à trois ans de réclusion.
Springard Pétronille à deux ans de réclusion.
Bony Xavier à huit mois de prison.
Cornieux Alexandre, Mariette Marthe, Courteau Georges et Aufort Suzanne à six mois de prison avec sursis.
Ménetrin Jeanne à deux mois de prison. »

Le cas où un criminel est condamné à mort par deux cours d’assises différentes pour des faits distincts n’est pas fréquent[5]. Normalement, quand le cas se présente, si la condamnation devient exécutoire, c’est le premier des tribunaux qui a le « privilège » de faire procéder au supplice. Mais après le rejet de la grâce par Charles de Gaulle, président du Gouvernement provisoire, c’est bien dans l’Indre que sera mis à mort Sébastien Schartier. C’est une première : le département n’est pas riche en condamnations capitales - ce n’est que la huitième depuis 1887 – et on n’y a pas connu d’exécution capitale depuis 1922, quand on a guillotiné Lucas et Daubord devant la porte de la prison de Châteauroux.

Point encore abolie, la loi du 31 mai 1944 autorisant les condamnés de droit commun à être passés par les armes et non guillotinés en cas de vacance de la guillotine va, une fois encore, être mise en vigueur.

Le 12 juillet 1945 à 6 heures, c’est au stand de tir du Grand-Verger, à Déols - qui servait trente ans auparavant d’aérodrome pour meetings aériens – que « Bibille », yeux bandés et attaché à un poteau de bois, fait face à douze soldats armés.

Les assises de l’Indre n’ayant plus jamais eu à prononcer de sentence suprême, Schartier reste le dernier supplicié du département.

[1] Des mesures avaient été prises avant même l’Occupation. Rappelons qu’en France, entre 3000 et 6000 Tziganes furent emprisonnés durant la Guerre mais la majorité échappa à la déportation – sauf ceux se trouvant dans le Nord-Pas-de-Calais, car rattachés au Gouvernement militaire de Bruxelles… Malgré l’absence de chiffre exact, on estime que sur l’Europe entière, au moins un quart des Gitans, soit environ 220.000 personnes AU MINIMUM, moururent dans les camps de concentration du régime nazi.

[2] Les voleurs savent en effet que, s’ils se font prendre en pleine action avec une arme sur eux, la peine encourue n’est plus la prison, mais les travaux forcés.

[3] Le carnet anthropométrique d’identité, décrété le 16 juillet 1912, servait officiellement de passeport aux tziganes âgés de plus de 13 ans, mais avait davantage un rôle répressif de surveillance et de fichage. La loi sera abolie le 03 janvier 1969, et le carnet disparaîtra au profit d’un titre de circulation.

[4] Durant l’Occupation, les assises du Puy-de-Dôme se chargent de juger les crimes commis dans l’Allier.

[5] A la différence d’un second verdict de mort prononcé après cassation du premier arrêt. En 1880 et 1881, Vabre fut jugé et condamné à mort à Privas et à Aix, avant d’être gracié. En 1914 et 1915, Lagarde comparaît devant les assises de Nancy puis celles de Chaumont et finit guillotiné à Nancy. En 1918 et 1919, Lucien Didier est condamné trois fois à mort par les assises de Grenoble, puis par celles de Lyon, et enfin celles de Bourg-en-Bresse après la cassation du précédent verdict. En 1923, Delval, tueur de policiers dans le Pas-de-Calais et le Var, est jugé séparément par les deux cours d’assises et exécuté à Toulon. En 1928, Rauch est condamné dans l’Ardèche puis dans l’Hérault, et est décapité à Privas.