Celui qui n’aimait pas les prêtres

Affaire François-Onésime Baillet et Louis Dutilleul,

Merlimont, Berck, Ronchin, Ascq, Fouquières-lès-Béthune

Cour d’assises du Nord, 6-7 juillet 1891

NOTA : CETTE AFFAIRE A ÉTÉ PUBLIÉE EN 2007 DANS LE RECUEIL "TUEURS EN SÉRIE DE FRANCE", AUX ÉDITIONS DE BORÉE.

Dans les carnets d’Anatole Deibler, le cas du 31^e condamné surprend par son laconisme. Quatre lignes à peine pour un homme condamné pour « plusieurs vols et assassinats ». Certes, à l’époque, le jeune homme n’est que l’assistant de son père, et n’a pas encore l’habitude de raconter les crimes des « patients » par le menu, mais de là à ne rien citer ou presque…

Alors, de quoi s’était-il donc rendu coupable, ce Baillet ?

Mme Boulanger a beau frapper à la porte du presbytère, celle-ci reste désespérément close, fermée à clé ! Ce n’est pas sa mère, la vieille Mme Cauwel, qui a pu faire une chose pareille. Il a dû arriver quelque chose de grave. Aussi, Mme Boulanger fonce chez le voisin le plus proche afin de la demander assistance. Le brave homme revient avec une échelle, qu’il adosse à la maison. Par une fenêtre restée entr’ouverte à l’étage, il parvient à entrer dans la maison.

C’est en entrant dans la cuisine que le voisin est pris à la gorge par une épaisse fumée sombre et puante. Après quelques pas de plus, il parvient enfin à distinguer, étendue sur le sol, une silhouette humaine. A y regarder de plus près… Grands dieux ! Mme Cauwel a la tête dans la cheminée !

Nous sommes le dimanche 28 décembre 1890, et une vieille dame de Merlimont vient de mourir dans des conditions abominables. Mme Boulanger et son frère, le père Cauwel, curé de Merlimont, se lamentent. Ils étaient partis à la messe de 10 heures 30 en laissant leur mère octogénaire en toute quiétude, et c’est pour la retrouver ainsi atrocement mutilée ! Et ce n’est pas, hélas, l’œuvre d’un trébuchement accidentel ou d’un malaise, non, c’est bien la main de l’homme qui est responsable, car les meubles ont été forcés, et la victime a été bâillonnée avec un bout de tissu noir, peut-être un morceau de ceinture de prêtre !

C’est alors que plusieurs personnes se manifestent. Eux-mêmes allés plus tôt à la messe ou bien étant de bons mécréants, ils ont remarqué, entre dix heures et demie et onze heures, la présence de deux individus aux allures suspectes qui rôdaient autour du presbytère… Leurs descriptions réunies sont assez riches pour qu’on puisse identifier l’un d’entre eux. « Emile » Baillet, 25 ans, ouvrier boucher, vient de Berck, et c’est un gredin dont on se méfie comme de la peste. Le second, c’est à coup sûr son camarade Dutilleul, un maçon de Ronchin, de trois ans son aîné…

Les gendarmes parviennent à retrouver la trace de Baillet le lendemain dans un cabaret de Plumoison, mais le suspect réussit à leur échapper. Pas pour longtemps, toutefois : quelques jours plus tard, il est appréhendé à Berck, dans le grenier de son grand-père où il se dissimulait. Dutilleul, lui, est allé demander refuge chez l’un de ses anciens patrons, à Ronchin. Il est tout aussi prestement arrêté.

Pour quelle raison Baillet se décide-t-il à passer à des aveux immédiats devant le juge d’instruction de Montreuil ? Nul ne peut l’expliquer avec certitude. Mais après avoir reconnu être l’auteur de l’assassinat de Mme Cauwel (Dutilleul était bien présent : il faisait le guet à l’extérieur), il stupéfie le magistrat en racontant son histoire.

François-Onésime Baillet, dit « Émile », gamin précoce s’il en est, a connu la maison de correction pour la première fois à douze ans, pour un vol… Après six ans passés là-bas, le gosse était devenu jeune homme, mais pas plus sérieux et honnête pour autant. Nouveaux vols, et deux condamnations nouvelles s’inscrivent définitivement sur son casier judiciaire. Le 14 juillet 1888, Baillet sort de maison centrale de Loos, où il vient de purger deux ans pour vol. S’est-il amendé ? On pourrait le croire, car après avoir passé la nuit chez son grand-père, il part à la rencontre d’un nommé Danel, à Lille. Les deux hommes se sont connus dans l’atelier de boulangerie de la prison. Danel, libéré un peu plus tôt, a promis à son ami de lui trouver une place dès qu’il serait hors de ces murs à son tour. Homme de parole, il permet à Baillet d’être embauché avant la fin de la soirée… Mais un jour après, Baillet revient voir son ancien codétenu et l’informe qu’il a plutôt l’intention d’aller « taper » sa tante de Berck de quelques billets… Le 21 juillet, Danel accompagne son camarade à la gare. Celui n’en revient que quatre jours plus tard. Il ramène de Berck un paquet contenant des pantoufles, des bas, du tissu et trois billets de cent francs… De plus, il était vêtu assez élégamment d’habits neufs que Danel ne lui connaissait pas. Il expliqua que sa tante avait été généreuse avec lui, et qu’il avait fait ces achats à Boulogne pour remercier les Danel de leur bonté.

La vérité, bien sûr, était autre, car le 26 juillet, à Berck, on fait une bien laide découverte. Mlle Coppin était sage-femme. Cela faisait deux jours qu’on ne l’avait pas vue. Les voisins ont fini par s’alarmer et par prévenir la famille. La pauvre femme est morte, sous un canapé, la bouche bâillonnée. On l’a étranglée pour lui voler quelques billets de banque, ainsi que des bijoux en or, dont une croix…

« La croix, je l’ai donnée à Danel en août pour qu’il aille la mettre au clou… C’est que l’argent part vite ! » fait Baillet au juge avant de poursuivre le récit détaillé de son histoire.

Le juge se demande s’il a affaire à un affabulateur : peut-on imaginer un homme, responsable d’un crime qui, seul, peut lui valoir l’échafaud, s’accuser d’une autre mort tout aussi grave ?

« Et après cela ?

« Après ? Je me suis fait prendre pour vol. On m’a condamné à deux ans de plus, et en taule, cette fois, je me suis retrouvé dans la même cellule que Dutilleul. Lui, il y était entré en 1886, il purgeait quatre ans, pour vol, lui aussi. On est devenus amis. Et c’est là qu’on a eu l’idée.

« Quelle idée ?

« Celle de s’associer et d’aller voler les richards du coin.

« Et de les tuer, au passage ?

« On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. »

Septembre 1890. Nos deux lascars sont désormais libres… enfin, pas vraiment, car Dutilleul a été sommé, dès sa sortie de prison, d’aller faire ses 28 jours à la caserne la plus proche. Le 23 de ce mois, peu après sept heures du matin, à Ronchin, Mme Verdier se rend chez Mlle Dellevoye : comme chaque jour, elle vient lui faire son ménage et préparer son repas. Mais cette fois, elle découvre le cadavre de la vieille Mlle Dellevoye dans son lit. L’autopsie réalisée permet d’apprendre que la vieille dame est mort suite à une attaque d’apoplexie, mais provoquée par rien d’autre qu’une agression violente… Un criminel lui a laissé autour de la gorge un foulard tellement serré que le tissu a laissé une empreinte dans la peau ! Des mouchoirs, retrouvés au pied du lit, ont certainement servi de liens de fortune. L’assassin est rentré par un trou creusé dans un mur, sous l’appui d’une fenêtre et il en est reparti avec argent, bijoux… et chocolat ! Enfin, il vaut mieux dire les assassins, car les gendarmes identifieront dans la terre humide du jardin deux jeux d’empreintes de chaussures, et non une seule !

Tout semble effectivement clair dans ce nouveau homicide, sitôt les aveux de Baillet enregistrés ; en effet, Mme Dutilleul mère habite à cent mètres à peine de chez la victime… Des témoins ont vu, au lendemain du meurtre aussi bien Baillet que Dutilleul dégoulinants d’eau de pluie et les pantalons maculés de boue comme s’ils avaient passé la nuit à l’extérieur !

Mais Baillet n’a pas encore achevé son conte macabre. Il y a une dernière victime.

Le 11 novembre 1890, au matin, c’est une fidèle, Mme Céline Dubois, qui s’étonne de trouver les portes de l’église d’Ascq closes. Monsieur le curé ferait-il un somme ? Elle se rend au presbytère… La première personne qu’elle y trouve est la servante, Rosine Maréscaux, la tête en sang, couchée par terre, définitivement inerte. Terrorisée, Mme Dubois s’empresse d’aller vers la chambre du prêtre. Le père Dillies se trouve par terre lui aussi, mais s’il est inconscient, il n’en est pas moins vivant.

Tandis que le curé est transporté par des voisins pour être soigné, magistrats et gendarmes procèdent aux premières constatations. Ainsi, les meubles ont été fracturés, le larcin consiste en des mouchoirs, des montres et de l’argent… Les assassins ont pris la peine de se restaurer dans la cuisine du presbytère : la table est couverte de reliefs de repas… Tout aussi négligemment, l’arme du crime – une bouteille cassée – a été abandonnée dans le couloir, à quelques centimètres de l’endroit où le prêtre s’était évanoui.

Le juge s’interroge sur un point. Par deux fois, Baillet s’en est pris à des prêtres… Serait-il envisageable que ce ne furent pas les seuls, quoique puisse en dire le tueur ? En effet, moins d’un mois après le crime de Berck, dans la nuit du 21 au 22 août 1888, c’était au tour du père Devilly, ancien curé de Fouquières-les-Béthune, d’être assassiné chez lui à coups de serpe ! Baillet serait-il le responsable de ces deux méfaits supplémentaires ? L’homme nie, mais l’instruction prouvera que les soupçons sont fondés, car un peu plus tard, deux témoins identifieront Baillet comme étant un homme vu autour du presbytère fin août 1888. La première, c’est la bonne du curé, Mme Lemaire. Quelques temps avant le crime, elle avait reçu la visite d’un étranger qui lui avait demandé des roses. Tout en cueillant les fleurs, elle avait bien remarqué les coups d’œil que lançait l’inconnu à la fenêtre… Le soir même, en rentrant de courses, elle a trouvé l’un des carreaux cassés et les meubles forcés et fouillés...

Le second, c’est un garçonnet, le petit Wallart, venu le 21 dans l’après-midi chiper un peu de paille dans une grange toute proche du presbytère. Sommé par ses camarades d’aller récupérer de quoi faire un nid, il en fut quitte pour une bonne trouille… Car en prenant une poignée de paille, il avait saisi un pied, et le propriétaire de ce pied s’était relevé hors de sa cachette en lui lançant des regards si furieux que le gamin s’était enfui sans rien emporter !

L’instruction aura également à parler de vols commis par les deux hommes, mais ceux-ci sont tellement nombreux et somme toute si peu importants par rapport aux autres crimes qu’il n’est pas vraiment utile de s’éterniser sur ce point.

Quand le lundi 6 juillet 1891 s’ouvre le procès des deux hommes, la foule est en proie au plus vif des courroux. Partout, ce n’est que :

« A mort Baillet ! A mort Dutilleul ! »

On sait pertinemment que le monstre, dans l’affaire, le tueur aux cinq victimes, c’est bien Baillet, le « Gibier de potence » comme on aime à le surnommer, mais Dutilleul, le voleur, l’homme de main, le guetteur, est à mettre dans le même panier que son acolyte… Le panier de la guillotine !

La salle d’assises, prise d’assaut, est remplie en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et comme souvent, dans le cas de crimes sordides, on s’étonne en voyant l’allure générale des accusés. Grands et forts tous deux, ils ne sont pas plus remarquables que le premier paysan endimanché du coin. Le brun Baillet paraît totalement indifférent aux cris de haine et à la cérémonie judiciaire qui va se dérouler sous ses yeux. Dutilleul, lui, semble plus concerné… Bientôt, la lecture de l’acte d’accusation renseigne les spectateurs sur les motifs de comparution des deux hommes : Baillet doit répondre seul des trois crimes commis en 1888. Dutilleul n’est cité que pour les méfaits de 1890. Le greffier met trois quarts d’heure à rappeler aux gens les crimes du duo infernal, et tandis que les gens frémissent à l’énoncé de ces horreurs, les accusés demeurent parfaitement étrangers à toute la scène.

Au mépris de toute chronologie, c’est par le dernier crime, celui de la veuve Cauwel, que l’interrogatoire de Baillet commence.

« N’avez-vous pas dit au cours de l’instruction que vous en « pinciez » pour les curés ?

« Mmh, approuve Baillet, bouche close.

« Vous êtes allé seul au presbytère le jour du crime, après avoir taillé un bâton à un arbre ?

« Oui, monsieur.

« Vous avez trouvé Mme Cauwel dans la maison, vous l’avez frappée avec votre bâton. Elle est tombée. L’avez-vous jetée dans le feu ?

« Non, monsieur.

« Quelle somme avez-vous emportée ?

« Quinze francs.

« Vous avez rejoint Dutilleul à l’auberge où il vous attendait. Vous êtes partis ensemble. Vous étiez arrêté le lendemain, et vous avez réussi à vous échapper. Quelques jours plus tard, vous étiez repris. N’avez-vous pas dit aux gendarmes : « Prenez ma tête si vous la voulez ! »

« Ce n’est pas vrai.

« Vous avez croisé un enterrement quand vous étiez conduit à la prison. Vous avez dit à cette occasion : « Quand on m’enterrera, je ne serai pas aussi long, j’aurai la tête en moins. »

« C’est faux. »

Dutilleul est plus habile à s’exprimer que son complice. Sa méthode de défense est simple : il n’a tué personne, lui.

« J’ai voulu me constituer prisonnier le 1^er janvier, mais je n’ai pas pu.

« Pour quelle raison ?

« Le commissaire était absent.

« Voilà une raison suffisante, selon vous ? Pourquoi vouliez-vous vous livrer ?

« Parce que les journaux relevaient des charges contre moi.

« Dites plutôt que vous auriez voulu vous séparer de Baillet… C’est très habile ! »

L’importance de Dutilleul dans le procès est aggravée quand vient l’heure de parler de l’assassinat d’Ascq.

« Baillet, qu’est-ce qui vous a amené à commettre ce crime ?

« Dutilleul ! Il m’a dit, nous n’avons pas fait d’affaires à Ronchin, faut voir le curé d’Ascq, qui est riche !

« Vous êtes d’abord allé voir les lieux, comment avez-vous fait ?

« J’ai demandé à parler au curé, et je lui ai dit qu’une de mes tantes devait être enterrée dans le cimetière.

« Le lendemain, vous avez escaladé le mur avec Dutilleul. Qu’avez-vous fait ?

« Nous avons essayé plusieurs fenêtres.

« Si vous aviez trouvé les portes ouvertes, qu’auriez-vous fait ?

« Je leur aurais demandé un peu d’argent.

« Donc, vous avez passé la nuit dans la maison du crime. Vous y avez mangé et bu. A cinq heures du matin, la servante du curé est descendue. Vous lui avez donné un coup violent avec une bouteille. A-t-elle crié ?

« Oui, elle a crié « Monsieur le curé ! » à plusieurs reprises. Il est venu et il a dit : « Rosine, vous êtes tombée ? »

« Que s’est-il passé ensuite ?

« La bougie était tombée, il faisait noir. Dutilleul a achevé la servante, et j’ai donné un coup de bouteille au curé.

« Combien avez-vous emporté d’argent ?

« 1140 francs.

« C’étaient là les économies de la servante. En redescendant, comment avez-vous trouvé les victimes ?

« La servante ne remuait pas, mais le curé s’agitait.

« Depuis votre arrestation, vous avez été conduit au presbytère d’Ascq. Est-il vrai que vous ayez dit au curé, aujourd’hui rétabli : « Puisque, monsieur le curé, on vous a laissé la vie sauve, vous pouvez nous offrir un verre ! » ?

« Je ne m’en souviens pas. »

Pendant qu’on interroge Dutilleul, la pluie fait rage à l’extérieur, et dans un fracas, une vitre du palais de justice se brise, faisant sursauter l’auditoire. Les plus superstitieux murmurent que même les éléments sont révoltés par les crimes de Baillet et de Dutilleul, lequel s’obstine à nier avoir du sang sur les mains.

« Avez-vous serré le cou de la bonne ?

« Non, c’est inexact.

« Avez-vous entendu Baillet vous dire : « Va serrer le kiki de la servante » ?

« C’est faux.

« Baillet vous a accusé.

« Je sais, mais il ment. Je lui ai toujours dit, à Ascq comme à Ronchin : « Ne leur fais pas de mal, c’est des vieux ! »

« Baillet, pour la dernière fois, dites-nous si c’est Dutilleul qui a achevé la servante ?

« Oui, monsieur.

« Tu mens, crie Dutilleul. Tu as menti, je le jurerai de ma dernière parole ! Si tu m’accuses, c’est par vengeance. Je n’aurais jamais pu faire ça. J’aurais toujours eu la scène devant les yeux ! »

Nouvelle interruption, provoquée par les badauds qui n’ont pas pu rentrer dans le prétoire mais qui essaient quand même, en se pressant comme des sardines en boîte, de voir quelque chose… L’ordre est vite rétabli par le président, puis on parle de Mlle Dellevoye.

« Celle-là, elle n’est pas morte parce que je l’étranglais, dit Baillet. J’ai déjà entendu le son qu’on fait quand on meurt ainsi… Non, elle est morte de peur, c’est bien bête pour elle…

« Et qu’avez-vous gagné à faire mourir de peur cette malheureuse rentière ?

« Des billets de banque et du chocolat.

« Et quel fut votre rôle dans cette histoire, Dutilleul ?

« Moi, j’ai aidé Baillet à escalader le mur. »

Après le déjeuner, Baillet est à nouveau entendu par le président concernant la mort du père Devilly en 1888. Nouvelles dénégations de l’accusé : il n’y est pour rien. Par contre, pour la mort de Mlle Coppin, moins de cachotteries, mais des tergiversations de la part de Baillet qui, une fois de plus, a fait preuve d’un affreux cynisme en se vantant de son crime à un autre prisonnier en centrale.

« N’avez-vous pas dit à l’un de vos co-détenus de la prison de Loos : « Une sage-femme qui n’en sortira plus, des mioches ! » ?

« C’est faux. »

En fait, loin d’être accommodant, Baillet a désormais décidé de faire traîner les choses et de discuter chaque point. Inutile, il est vrai, en présence de ses aveux, mais cela permet de rendre le procès un peu plus pénible encore pour les parents des victimes. Ainsi, le voilà qui explique que la veuve Cauwel n’a pas été bâillonnée, qu’il s’agissait d’un mouchoir qu’elle portait autour du cou et qui a vraisemblablement glissé durant l’attaque !

Les témoignages n’apportent aucune information qu’on ne sache déjà. On rit un peu à la déposition de la femme de ménage de Mlle Dellevoye, sourde comme un pot et qui se lance dans un discours absolument incompréhensible alors que le président lui demande de lever la main droite et de jurer de dire la vérité… On entend une des nombreuses maîtresses de Baillet – l’homme n’étant pas le dernier à se vanter de ses conquêtes – , des docteurs, Mme Boulanger, fille de la veuve Cauwel, avant qu’à 18 heures, le président ne se décide à lever la séance jusqu’au lendemain.

A onze heures, le procès Baillet-Dutilleul reprend, et c’est une nouvelle fois de l’affaire de Fouquières qu’on parle, malgré les protestations de Baillet. Et voilà un témoin bien étrange qui s’approche. Jeune mais peu avenante, Mlle Amédro, la nièce de la victime et qui demeurait chez lui au moment des faits, avait déjà provoqué l’étonnement des policiers en prétendant avoir reçu, la nuit du crime, un inconnu dans sa chambre, entré par la fenêtre. Probablement touchée par le côté romanesque de la scène, elle se lance dans un récit si bizarre accompagné de gesticulations tout aussi loufoques que le président se fâche. Il y a de quoi : elle admet avoir laissé le visiteur traverser sa chambre et visiter le presbytère sans appeler à l’aide… alors qu’elle-même est restée éveillée toute la nuit. Elle a, à l’aube, trouvé son oncle moribond en partant satisfaire un besoin pressant ! Néanmoins, Mlle Amédro n’identifie pas Baillet comme son mystérieux homme nocturne. Baillet confirme.

« Si c’était moi, si j’avais commis le crime de Fouquières, je le dirais ! »

Baillet refuse d’endosser la responsabilité d’un crime sur cinq ? Bon, mais qu’à cela ne tienne, il en a assez fait pour mériter la mort. L’avocat général, M. de Savignon, ne fait d’ailleurs aucun distinguo entre les deux accusés. En près de deux heures de réquisitoire, il retrace les grandes lignes de la carrière criminelle des deux hommes, et achève son propos en demandant au jury de se montrer à l’image des hommes qu’ils ont à juger ce jour : impitoyables !

Me Laguerre, défenseur de Baillet, ne parle que vingt minutes. Il exprime l’erreur terrible d’envoyer un enfant en maison de correction, un simple voleur en centrale, où l’agneau a tôt fait de sombrer et de devenir loup… Baillet n’est-il pas le représentant-type de ce mal ?

Me d’Hooghe, lui, s’astreint à parler de la participation lointaine de Dutilleul. Complice, oui, assassin, non.

« Baillet, avant que le jury ne se retire, avez-vous quelque chose à ajouter ?

« Oui. Je remercie la société. »

Puis, paraphrasant Thomas Corneille, il rajoute :

« Le crime me fait honte, et non pas l’échafaud. »

Dutilleul, lui, ne parvient pas à s’exprimer. Il pleure en silence. Il est dix-sept heures quarante-cinq quand le jury se retire. En trois-quarts d’heure, leur décision est faite. Dutilleul peut bénéficier de circonstances atténuantes : ce sont quand même les travaux forcés à perpétuité. Baillet, lui, aura la tête tranchée sur une place publique de Douai. Quelques applaudissements se font entendre, mais leurs auteurs sont vite calmés par ordre du président, et la foule se disperse peu à peu, en se fixant rendez-vous avec Baillet pour une aube prochaine, car personne ne peut imaginer que Sadi Carnot, connu pour être sévère envers les condamnés à mort, puisse gracier un quintuple assassin.

A juste titre, donc, les Douaisiens sont en masse le 28 août 1891, devant la maison d’arrêt Saint-Vaast, pour assister à la décapitation de Baillet. Ce dernier savait d’avance le sort qui lui était réservé, et il commençait à manifester une certaine impatience :

« Pourquoi n’en finit-on pas plus tôt avec moi, puisque je dois y passer ? »

Le 27, donc, une foule de gens attendent Louis Deibler et ses aides à la gare, et les bourreaux se retrouvent ainsi fort peu discrètement escortés jusqu’à l’auberge du Cheval-Noir.

A l’aube, le lendemain, les journalistes s’étonnent. Alors qu’en règle générale, on interdit aux femmes d’assister au supplice, elles sont près d’une trentaine, épouses de gendarmes ou de magistrats, à être présentes dans le « carré » réservé à la guillotine. Il y a même une fillette de huit ou neuf ans qui, curieuse, demande à ses parents : « Où qu’il est le couteau ? »

« Je m’y attendais », dit Baillet au substitut qui le réveille. Calme et résigné, il s’habille, mais est pris de colère en voyant s’avancer l’aumônier Havez. Tout au long de son incarcération, il n’a eu de cesse qu’à le repousser, en lui disant : « Je veux mourir sans vous ! » mais apparemment, le prêtre n’en a cure.

« Laissez-moi tranquille, se fâche le condamné.

« Mon fils, songez que vous allez comparaître devant Dieu !

« Ah ! Si Dieu existait, il aurait arrêté mon bras au moment où je commettais mes crimes.

« Voulez-vous que je vous entende en confession ?

« Désolé de vous décevoir, mais je suis libre-penseur, et je tiens à le rester à ma mort.

« Mais vous aviez promis d’entendre la messe !

« Ce n’était que pour vous faire plaisir. Je n’ai pas peur de la justice divine, la seule qui importe, c’est la justice des hommes. »

Le seul intérêt qu’il apporte à la présence du prêtre tient au fait que ce dernier est venu apporter rhum et cigarettes, dont il fera une bonne consommation au cours de ses dernières minutes de vie.

En l’absence de Me Laguerre, c’est Me d’Hooghe, l’avocat de Dutilleul, qui est venu assister Baillet dans ses derniers instants.

« Je vous remercie d’avoir sauvé la tête de Dutilleul, lui dit Baillet avant que les exécuteurs ne se chargent de le préparer.

« Il vous faut y aller, maintenant.

« Ne peut-on rien faire pour moi ?
« Non. Tout est fini.

« Soit… je vais mourir avec courage : vous verrez ! »

Confié aux aides, il regarde les cordes avec lesquelles on va lui ficeler poignets et chevilles.
« C’est inutile de m’attacher. Je serai courageux ! Ne me piquez pas avec vos ciseaux, surtout… »

Puis, en voyant la taille du morceau de tissu qu’on vient de découper au niveau de son cou et de ses épaules, il rajoute :

« Le couteau aura de la place pour me trancher le cou… Je pensais qu’on devait raser les condamnés… Personne ne rit ? Tant pis… je suppose que ce n’est pas le moment de plaisanter… »

Il parle encore de Dutilleul, se plaint de l’heure bien matinale à laquelle on le force à se lever, repousse une fois de plus le prêtre. Un verre de rhum plus tard, il embrasse gardiens, prisonniers, demande au juge que ses vêtements soient distribués à ses co-détenus, puis se met à compter :

« Cinq… quatre… trois minutes à vivre encore… mais je n’ai pas peur. »

Dehors, le photographe Boutique a apporté son appareil… Et voilà qu’il appuie sur le déclencheur. En haut du perron de la prison, Baillet, soutenu par les aides, apparaît en comptant.

« Voilà 22 pas qui me séparent de l’échafaud ! »

Puis, en découvrant la machine à sa droite, il crie : « Vive la République ! Ma tête va tomber ! Je l’ai bien mérité, mais Dutilleul était aussi coupable que moi ! Allons ! »

Sur la planche, néanmoins, la peur le fait remuer et les exécuteurs doivent le maintenir pour le placer dans la lunette. M. Boutique prend un nouveau cliché. Le couperet tombe enfin, il est 5 heures 13.

Alors que le corps, transporté au cimetière, est confié aux médecins de la Faculté de Lille, une fois revenu chez lui, le photographe développe les images. Celles-ci sont un peu floues, un peu mal cadrées mais précieuses quand même. Elles demeurent l’un des rares témoignages de l’existence, en cette fin de XIXe siècle, de François Baillet, le « Gibier de potence » qui n’aimait pas les prêtres.

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